
La spécificité française néanmoins est de se caractériser par une faiblesse de ce type d’engagement, à deux titres au moins :
Le nombre : même si c’est moins vrai pour les associations,
les partis et les syndicats se caractérisent par leur faible nombre d’adhérents et de syndiqués par rapport au reste de l’Europe.
La faible capacité d’influence : partis, syndicats et associations ont du mal
à de se faire entendre auprès des institutions politiques.
Or la France est le pays où la question politique, où la question de l’Etat, de l’organisation de la société, est centrale. Et malgré cela, l’engouement politique et l’engagement syndical sont
relativement faibles, ont peu de poids.
Ce paradoxe peut se comprendre à partir du moment où l’on considère que la tradition française issue de Rousseau, de Sieyès et la tradition républicaine qui en découle fait de la souveraineté une
question centrale. La souveraineté du peuple, plus précisément. La souveraineté du peuple est l’élément fondateur de cette culture politique. Ce qui conduit à
considérer le peuple dans son ensemble comme étant l’acteur politique central. Les parties (associations, partis, syndicats) ne sont donc pas des acteurs légitimes, puisqu’elles ne sont qu’une
partie du peuple souverain, ces parties sont reléguées à être des acteurs politiques de second rang. Le peuple est un. Les partis incarnent la division. La culture
politique française assoit donc l’idée qu’il ne peut pas y avoir un pluralisme de l’expression : même si par ailleurs on respecte et on institue ce pluralisme, on l’institue par
défaut.
D’autres traditions politiques n’admettent pas le même fondement. La tradition politique américaine, qui est une autre grande tradition
républicaine, considère au contraire que cette division-là est constitutive de la société, que le pouvoir a un rôle d’arbitre entre les gens qui ne pensent pas la même chose. Elle s’assoit elle
sur la séparation des pouvoirs. En France on considère au contraire que le pouvoir doit incarner l’intérêt général, la souveraineté populaire : certes il est nécessaire d’en passer par les
partis pour représenter la collectivité et l’opinion, mais cette représentation est toujours par défaut.
De là découlent une série de résurgences qui animent la vie politique française. Dans beaucoup de cas, les partis refusent de se donner le nom de partis : ils se nomment " union,
rassemblement... " Nous sommes en présence d’une rhétorique courante de l’intérêt général contre les partis. On l'a vu dans la campagne présidentielle: dans
l’imaginaire collectif, les tractations entre partis ne sont pas une bonne chose, il faut être un individu seul par rapport au peuple. Bayrou se présente contre la division des partis. Il crée un
parti contre les partis politiques. La figure de l’Homme seul au-dessus des partis a toujours été une composante importante de la vie politique française, depuis le général Boulanger au général
De Gaulle, en passant par d’autres variantes. Raymond Barre, à un niveau moindre, a constamment usé de cette thématique là.
Au fond, l’organisation de la diversité de la vie sociale cette fois-ci (et non plus seulement l’organisation de la diversité de la vie politique)
est elle-même relativement tardive. La loi sur l’organisation des syndicats date de la fin du XIXe siècle. Avant, ce qui régissait la
vie sociale était la loi Le Chapelier : datant de 1793, elle interdisait les corporations. Cette loi avait été faite en réaction aux factions datant de la Révolution française, qui
représentaient des intérêts partiels et non l’intérêt général. On est donc en présence d’une politique française qui minore en permanence la société civile et ses
représentations, et la représentation de ce pluralisme. Et même si les institutions respectent le pluralisme, elles ne font pas du pluralisme une valeur plus importante que celle de la
souveraineté.
Pour les associations, la loi de 1901 sur la liberté d’association est tardive dans l’émergence de la culture républicaine. Cette loi 1901 reste une grande loi de
libertés, une loi importante et fondatrice pour l’autonomie de la société civile. Elle émerge dans un contexte en 1901 qui n’est pas entièrement celui d’une célébration de la liberté. Ceux qui la
promulguent sont animés d’intentions certes consacrées à la liberté, mais aussi à mettre sous tutelle les organisations cléricales et l’Eglise catholique, la grande
force anti-républicaine à l’époque.
Cela change à partir de 1905-1906, mais jusque-là la République essaie d’organiser un face à face entre le citoyen individuel et l’Etat, en essayant de court-circuiter tout corps intermédiaire,
toute médiation, notamment les associations et les syndicats. Elle y oppose une constante résistance. La culture politique républicaine tient à distance les deux formes de cultures organisées qui
mettaient l’accent sur l’associatif : d’un côté le catholicisme, et de l’autre le mouvement ouvrier. Il ne faut pas oublier que la culture républicaine se fonde
aussi sur l’écrasement de la Commune de Paris, mouvement ouvrier s’il en est.
On sent bien qu’il y a une espèce de réticence et de résistance en permanence dans la culture politique française à l’égard de la diversité et de la vitalité de la société civile et notamment des
formes qu’incarnent les partis les syndicats et les associations.
D’où le faible nombre d’adhérents, et la division profonde entre les syndicats. Par rapport aux pays d’Europe du nord, à l’Espagne, l’Angleterre,
l’Allemagne, l’écart est flagrant : leurs organisations sont extrêmement nombreuses comparées aux nôtres. Le plus gros des partis politiques en France, à savoir le Parti Communiste au moment
de la libération, n’a jamais fait plus de 350 000 adhérents : au fond c’est groupusculaire, au regard de la plupart des partis politiques européens. Le PC italien à la même époque avait 2
millions d’adhérents. Tous les autres grands partis ouvriers en Europe comptaient 1 à 2 millions d’adhérents. La différence est assez profonde.
La contrepartie en France est le côté extrême de la construction d’un service public, d’un Etat fort. La tradition française n’est pas
du tout de s’adresser à un syndicat ou un parti politique, mais de s’adresser à l’Etat. La conséquence de cette tradition est l’impartialité de l’Etat. Il y a à la fois des aspects positifs et
des aspects négatifs à cette situation. Elle est importante pour essayer de penser les choses.
2. L’instrumentation politique des syndicats et des associations par les partis en France
La tentation est forte d’avoir une instrumentation politique des syndicats et des associations. Il y a toujours eu des connections entre syndicats et partis. Plusieurs formes
de liaison existent. C’est éclatant avec le trade-unionisme britannique et la social-démocratie à l’allemande : le parti est
l’expression d’une forme sociale. En résumé, le parti est l’expression politique du syndicat.
En France, ça a toujours été un peu l’inverse : c’est le syndicat qui est l’expression politique du parti dans le social. Et c’est
vrai dans une moindre mesure des associations. La Ligue de l’enseignement, la Ligue des droits de l’Homme ont été à leur manière les
associations qui relayaient la parole progressiste du parti radical de la SFIO à un moment donné, et d’autres ont relayé la parole communiste. Même si c’est moins vrai aujourd’hui.
Ailleurs en Europe, le lien entre partis et syndicats est un lien qui permet aux partis de continuer d’être à l’écoute de la société, de se nourrir de ce qu’apporte la
diversité sociale. En France, c’est le parti qui va contrôler la diversité sociale, ce qu’elle a à dire et à inventer. On constate une relative surdité de la plupart des grands partis politiques
vis a vis de ce qui se passe dans la société. On veut bien qu’il y ait des représentants associatifs ou syndicaux qui s’intéressent à la politique, on veut bien qu’ils adhèrent à des partis
politiques, mais on ne veut surtout pas qu’ils empiètent sur ce qui est l’ossature des partis politiques français, c’est-à-dire, essentiellement, une bureaucratie d’élus
locaux. Bureaucratie n’étant pas entendu dans un sens péjoratif mais dans un sens technique : ce sont eux qui tiennent l’appareil des partis.
En France c’est donc plutôt le politique qui va contrôler le social, et pas tellement être un porte-voix ou un relais de la diversité sociale.
3. Points d’évolution et de changement
Ces choses bougent. Le système français, depuis 20-30 ans, montre que ça nuit à la représentation de la diversité sociale et à l’efficacité car les partis ne sont pas en prise
avec la réalité. Diverses tentatives de remodelage ont eu lieu. La première date de la libération, avec la création de deux institutions qui vont essayer de se
mettre à l’écoute de la société civile et d’être une chambre d’écho de se qui se passe notamment dans les organisations syndicales : c’est d’une part le Conseil
économique et social (CES), et d’autre part du Plan. Le Plan est un organisme consacré à la prévision mais aussi un organisme de débat et de concertation
sociale, où des structures représentatives de la société civile sont en tant que telles appelées à rendre des avis. De même pour le CES. Mais ces structures ont très peu évolué : elles sont
très représentatives de la situation sociale de 1945-1946 : sur représentation de la France rurale par rapport à la France urbaine, sur représentation des
organisations professionnelles et familiales par rapport aux organisations de la diversité civile, sociale, ethnique. Ce n’est pas du
tout une question prise en compte à l’époque. C’est donc une France d’un autre âge qui est représentée : c’est bien qu’elle soit représentée dans sa diversité
mais ce n’est quand même pas la France d’aujourd’hui.
Par ailleurs, cela reste des structures qui n’ont qu’un rôle consultatif :
elles n’ont pas de pouvoir d’instruction, de veto, encore moins de décision. Une tentative de réforme a tenté de rapprocher le CES du Sénat : c’est la proposition de De gaulle de réforme du
Sénat en 69. Mais dans le contexte d’affrontement entre De Gaulle et ses adversaires, la réforme a été liquidée.
Des pesanteurs extrêmement lourdes sont donc présentes. Mais les choses évoluent. On voit de plus en plus de structures associatives apparaître comme incontournables, on voit
de plus en plus se développer la logique selon laquelle le dialogue social entre partenaires sociaux est important. Un des débat va donc être la place de ces organisations dans l’organisation du
débat social, l’enjeu va être d’arriver à donner aux partis, aux associations et syndicats, une place forte. Un enjeu va être pour les partis de devenir plus représentatifs. On pourrait imaginer que les partis fonctionnent avec différents collèges :
Un collège d’adhérents
Un collège d’élus
Un collège de représentants, de militants associatifs
Aujourd’hui, si vous êtes militant associatif et que vous avez envie de militer dans un parti, même si ce parti est ouvert, c’est difficile car :
1) Vous n’avez pas le temps d’aller aux réunions parce que vous avez déjà vos réunions associatives
2) Quand vous y allez, ce que vous amenez de votre expérience syndicale ou associative de terrain n’est pas pris
en compte alors que ça devrait l’être ou que ça pourrait l’être.
Encore quelque chose à méditer!!! en pleine crise, ce n'est pas anodin.