Si l’on admet que le clivage droite gauche peut être repéré en dehors de l’arène politique, ce clivage est-il pertinent depuis la naissance des deux familles politiques françaises ou bien peut-il s’appliquer à des époques de l’Histoire où ces étiquettes n’étaient point légitimes. Autrement dit, est-il loisible de repérer à travers les siècles une sensibilité littéraire de droite ou de gauche, postulant une psyché intemporelle, ou bien ne faut-il reconnaître en la droite et la gauche que des positions relatives, historiquement situées et datées, partant sujettes à disparaître ou à resurgir en fonction des circonstances ? De même qu’il existe un esprit progressiste ou révolutionnaire, aux multiples incarnations, on ne saurait nier l’existence d’un esprit conservateur ou réactionnaire, que l’on qualifiera par commodité de“droite”,dont on pourrait dresser la généalogie depuis l’Ancien Testament, avec Caïn et Abel, ou l’Antiquité, avec Épiméthée et Prométhée. Au fil de l’histoire de la littérature, il serait amusant, et un peu vain, d’attribuer un label idéologique à tel ou tel écrivain, et même de distinguer entre les diverses familles de la droite ou de la gauche : ainsi Platon serait plutôt de gauche et Aristote plutôt de droite, Xénophon d’extrême droite, et Démosthène centre gauche, Villon, gauchiste soixante-huitard, et Charles d’Orléans traditionaliste, Corneille réac et Racine féministe, Rousseau démocrate et Voltaire libéral…

Pour ne pas verser, cependant, dans l’anachronisme psychologique, nous nous cantonnerons dans l’époque où les notions de droite et de gauche ont acquis droit de cité et structuré notre vie politique. Soit depuis la Révolution française, ou, pour suivre Jean Touchard dans son Histoire des idées politiques, et René Rémond dans son les Droites en France, depuis 1815. Dans l’ancienne France, antérieure à 1789, le régime naturel des idées et des sensibilités politiques correspondait en gros à ce que nous appelons depuis un peu plus de deux siècles la droite. Rares étaient les esprits rebelles – les libertins, par exemple – qui contestaient ou daubaient la légitimité de la monarchie, le bien-fondé de l’ordre social, et l’empire de la religion.
Au XVIIIe siècle, la philosophie des Lumières, liée à la montée en puissance de la bourgeoisie, commença d’ébranler ces deux colonnes du temple. L’esprit d’examen prétendit soumettre les sujets les plus intouchables au questionnement du doute et de la raison, des mots “nouveaux”furent mis en circulation : nature, vertu, bonheur, progrès, peuple, citoyen, liberté, égalité, utilité. Ce vocabulaire appelait une réforme de la grammaire politique que la Révolution devait mettre en oeuvre. Joseph de Maistre l’a souligné avec force : « la Révolution ne fut pas un simple événement, ce fut une époque du monde », qui bouleversa l’ordre métaphysique autant que politique. À l’ancien ordre vertical et hiérarchique qui subordonnait l’homme au sacré (Dieu et le Roi) se substituait un ordre horizontal et démocratique à l’intérieur duquel la souveraineté était dévolue au sujet et au citoyen.
Comme l’on sait, la généalogie politique de la droite et de la gauche remonte à l’Assemblée constituante de 1789, lorsque les partisans du veto royal choisirent de siéger à droite de l’Assemblée tandis que ses adversaires prenaient place à gauche De cette banale et fortuite répartition géographique des forces en présence découle notre système politique bipartite, avec les valeurs, les mythologies, qui sont attachées à chacune de ces deux familles d’idées, étant entendu, avec Thibaudet (toujours) que « la politique, ce sont d’abord des idées ». D’emblée, la gauche s’était adjugé le beau rôle. Être le porte-parole d’un projet radicalement neuf, d’une vision du monde qui rompait en visière avec un passé chargé de tous les maux, laissant aux représentants de la droite la position inconfortable de défenseurs d’un ordre ancestral et “dépassé”, apanage d’une minorité de privilégiés.
Conservateur, hélas, est un mot qui commence mal, comparé à celui, éminemment valorisant, de progressiste. Quant au substantif “réactionnaire”, sa connotation est vite devenue infamante alors que celui de “révolutionnaire”brille toujours d’un immarcescible éclat, en dépit des innombrables crimes commis en son nom. Dès le départ, la droite, contrainte de se définir par rapport à un adversaire, historiquement et sémantiquement avantagé, réduite à emprunter à la gauche l’outillage mental lui permettant de décliner son identité, affichait un sérieux handicap, jusqu’à une date toute récente l’homme de droite, ce n’est pas aux lecteurs de ce journal qu’on l’apprendra, nourrissait un certain complexe par rapport à l’homme de gauche, qui lui renvoyait une image dans laquelle il ne se reconnaissait pas. Celle d’un partisan de l’inégalité, suspect de n’avoir jamais vraiment accepté les “immortels principes” de 1789,et factieux en puissance, celle d’un bigot militariste, d’un conservateur rétrograde, d’un bourgeois défenseur de ses intérêts particuliers au détriment de l’intérêt général, d’un libéral hostile à la justice sociale… Bref, pour reprendre la péremptoire définition de Sartre, l’homme de droite ne saurait être qu’un “salaud”.Cynique s’il assume son identité. Honteux s’il s’y refuse.
Il en résulte que, sans cesse acculée à se justifier, la droite campe depuis un peu plus de deux siècles sur des positions défensives. Ce complexe de vaincu désabusé, ironique, aigri ou de vainqueur plus souvent honteux que cynique, n’a pas manqué de retentir sur la littérature et les écrivains de droite. Comme toutes les étiquettes et les classifications, celles-ci n’ont qu’une valeur opératoire. Et sans doute est-il plus aisé de définir un écrivain et une littérature de gauche, aux positions revendiquées sans vergogne, que ceux catalogués à droite, ondoyants et divers, et généralement définis par leurs adversaires plus que par eux-mêmes.
Commençons par déblayer le terrain et lever quelques hypothèques. Première hypothèque : toute littérature n’est-elle pas, sociologiquement et économiquement, de droite ? Depuis la plus haute Antiquité, dirait Vialatte, la littérature est le fruit du loisir, et l’apanage d’un groupe social suffisamment aisé pour dilapider son temps à des activités non rémunératrices, comme la réflexion et l’écriture. Il suffit de parcourir les manuels d’histoire littéraire pour constater que la majorité des écrivains – et surtout les plus grands – appartenaient aux classes dites supérieures, l’aristocratie et la bourgeoisie. Les « fruits étranges et brillants de l’art » (Virginia Woolf) et tout spécialement de la littérature sont avant tout des fruits de serre. Bien sûr, on peut être aristocrate ou bourgeois et ne pas être solidaire des intérêts et des idées de sa classe d’origine. À l’encontre de ce que prétend le matérialisme historique, la littérature ne se réduit pas à une simple superstructure. Retenons donc que par ses conditions d’élaboration, un texte littéraire postule que son auteur appartient (ou voudrait appartenir) à une forme de patriciat. Sinon économique, du moins social et intellectuel.
Deuxième hypothèque : une littérature, un écrivain, de droite, sont-ils ceux qui expriment ou assument une idéologie, un engagement politique de droite ? Pas nécessairement. Relevons que la littérature engagée, le roman à thèse, sont plus répandus à gauche qu’à droite, et que, lorsque des écrivains de droite y recourent (Bordeaux, Bourget, Barrès…), il ne s’agit jamais du meilleur de leur oeuvre. C’est plus subtilement que s’exprime l’esprit de droite en littérature, et l’on peut ranger littérairement à droite des écrivains qui ont pris des positions de gauche (Roger Vailland, Louis Aragon, etc.). Troisième hypothèque : existe t- il une esthétique et un style de droite ? Assurément, et bien plus que par des idées – qui, depuis deux siècles, ont fait nombre de va-et-vient entre la droite et la gauche – c’est par une esthétique, une poétique et une rhétorique que se distingue la littérature et les écrivains de droite. Qui se reconnaissent d’abord et davantage par un tempérament et une sensibilité que par des convictions ou des engagements.
Depuis la Révolution, l’écrivain de droite se pose en s’opposant. Il est “l’esprit qui a dit non” : non aux principes de 1789, non aux Lumières, non à l’idéologie du progrès, non à l’esthétique du réalisme,non à la mythologie de la modernité,non aux modes intellectuelles, du naturalisme à l’humanitarisme en passant par le freudisme. Victime de l’inconvénient d’être né trop tard dans un monde trop vieux, nostalgique de tous les paradis perdus, il est moins attiré par la célébration que par l’exécration, par l’approbation que par l’imprécation. Assigné, depuis 1815, à siéger dans l’opposition permanente, à représenter le parti des vaincus de l’Histoire, il porte en littérature le deuil éclatant des illusions politiques perdues.