Le débat de politique étrangère a été incroyablement riche lors de la campagne présidentielle française de 2007, si on le compare à celui de 2002. En 2002, à peu près
personne n’a parlé de politique étrangère, et ce un peu moins d’un an après le 11 septembre 2001 et alors que le conflit israélo-arabe occupait une place majeure dans les médias, quoique vu sous
un angle exclusivement moralisateur et assez peu relié aux faits.

En 2007, les choses ont été différentes. Royal a effectué deux voyages importants à l’étranger en début de campagne, Sarkozy a mis en avant un positionnement particulier dans ce domaine et des questions comme l’Iran, le Darfour, la relation transatlantique ou le protocole de Kyoto ont été fréquemment évoquées, et l’Irak a été un important sujet de débat, si l’on peut vraiment parler de débat à ce sujet, depuis la fin 2002. Du moins, la question a été évoquée.
Cette évolution signifie probablement que la politique étrangère est en train de devenir un sujet de débat public. Le monopole que s’est arrogé la présidence sur ces questions depuis De Gaulle, nullement inscrit dans la constitution mais toujours maintenu dans les faits et confirmé dans les discours, est peut-être en train de s’effacer progressivement, et ce malgré la volonté manifeste de Sarkozy de le renforcer en mettant en place une cellule diplomatique renforcée à l’Elysée et en confiant le portefeuille des affaires étrangères à une personnalité populaire et sans doute compétente, mais dont la mission semble plutôt relever de la politique humanitaire que de la stratégie.
L’irruption de l’opinion publique dans le débat de politique étrangère est en elle-même une bonne chose parce que la politique étrangère fait partie de la politique et la politique doit pouvoir être débattue en permanence. Néanmoins, c’est un phénomène assez nouveau et le débat public sur la politique étrangère en France souffre d’au moins deux faiblesses majeures, qui en réalité n’en font qu’une.
La première de ces faiblesses est la quasi absence de référence à l’intérêt national. Si l’on compare la polémique lancée en 2001 par Boniface sur le thème “peut-on critiquer Israël” à celle lancée plus récemment aux Etats-Unis par Mersheimer et Waltz sur le même thème, on observe que ces derniers font constamment référence à l’intérêt national américain, sur lequel ils s’appuient pour essayer de remettre en cause (avec des arguments extrêmement contestables, mais ce n’est pas la question) le soutien américain à Israël. Boniface n’envisage à aucun moment la question sous cet angle et le seul intérêt qu’il prenne explicitement en considération est celui du Parti socialiste, ce qui d’ailleurs ne l’a pas empêché d’en être exclu. On pourrait probablement trouver facilement d’autres exemples.
A vrai dire, l’intérêt national est évoquer ici et là, notamment par l’”école” des géopoliticiens français, des gens comme Chauprade, qui appuie leur conception de l’intérêt national sur un substrat théorique en apparence rigoureux mais en réalité assez malléable, et qui ont manifestement en vue de faire prévaloir leurs préférences idéologiques. Rien de très intéressant, mais on peut mettre à leur actf le fait qu’ils “jouent le jeu”, en quelque sorte.
Deuxième faiblesse, la notion même de politique étrangère ne semble pas absolument claire, et à vrai dire, ce n’est pas très étonnant dans un pays où la question du rôle de
l’Etat est assez peu examinée. La question ici est tout simplement de savoir à quoi cela sert d’avoir une politique étrangère. Une réponse assez facile consiste à dire que la politique étrangère
consiste à défendre l’intérêt national, mais définir une notion par référence à une autre notion elle-même mal définie n’est pas satisfaisant.

En réalité, les deux questions sont intimement liées. Une définition possible des objectrifs de la politique étrangère pourrait consister à dire qu’il s’agit pour l’Etat de faciliter par des actions extérieures l’accomplissement de ses missions. L’intérêt national n’est donc rien d’autre que le fait pour l’Etat de remplir correctement les missions en questions, à l’intérieur comme à l’extérieur.
Le fait d’adopter ces lapalissades comme définitions de la politique étrangère et de l’intérêt national revient en fait à reconnaître que la politique étrangère n’est qu’un des domaines de l’action publique et ne diffère pas fondamentalement des autres. Ce qui semble faire de la politique étrangère un domaine à part, c’est en partie le caractère assez opaque qu’elle a pris en France sous la Ve république, en partie le fait qu’elle s’exerce dans un environnement non régi par le droit, l’environnement international, enfin le fait qu’elle suppose dans un certain nombre de cas un certain degré d’opacité, notamment pour tout ce qui concerne les opérations militaires et ce qui s’y rattache, pour ne rien dire du renseignement.
Néanmoins, malgré ces particularités, la politique étrangère n’est qu’un domaine parmi d’autres où l’Etat exerce sa mission. Si l’on veut déterminer les objectifs à viser en matière de politique étrangère, on doit par conséquent en revenir au débat sur les missions de l’Etat. C’est à ce stade qu’il est possible d’envisager la politique étrangère, par exemple, sous un angle libéral. Si la mission de l’Etat est clairement et limitativement définie comme consistant avant tout à assurer les sécurité des biens et des personnes et à protéger la liberté des citoyens, alors la politique étrangère sera le prolongement extérieur de cette mission. Si on adopte une conception de l’Etat plus interventionniste, alors des actions comme la promotion de produits nationaux à l’étranger ou le fait de pousser des Etats étrangers à signer des chartes sociales a un sens. Il importe surtout de bien comprendre que ces débats ont un sens, au même titre que les débats de politique intérieure, et que le débat sur la politique étrangère pourrait même se polariser de la même façon, ce qui le rendrait probablement plus clair.
Est-ce que la réalité est aujourd’hui conforme à ces souhaits ? Cela dépend des domaines. En gros, parmi les missions de l’Etat à l’extéreur, un bloc important relève de la sécurité nationale. Il s’agit d’évaluer les dangers présents, futurs et probables et d’y faire face ou de se préparer à y faire face. La notion de sécurité nationale peut être plus ou moins extensive. Par exemple, on peut éventuellement soutenir que le fait qu’une large partie de la population mondiale parle le français sera à long terme un facteur positif en termes de sécurité nationale. On peut soutenir une telle chose, mais il faut encore l’expliquer, et se contenter d’affirmer que la culture française doit absolument être diffusée aux frais du contribuable simplement parce que cela nous fait plaisir est peut-être un peu court. Mais il ne s’agit pas ici de prendre parti pour ou contre la francophonie, il s’agit simplement de dire que si on veut soutenir des projets dans ce domaine, il faudrait que leur intérêt soit démontré.
D’autres domaines de la politique étrangère relèvent clairement de l’intérêt national sans pour autant se prêter à des débats particulièrement virulents. Par exemple, signer des conventions fiscales avec d’autres Etats peut permettre d’éviter les cas de double imposition et de limiter l’évasion fiscale. L’une des missions de l’Etat consistant à obtenir un taux de recouvrement fiscal aussi bon que possible, tout cela a manifestement un sens.
Enfin, une troisième catégorie d’actions extérieures pose plus de problèmes : il s’agit des actions médiatiques visant à afficher un certain positionnement plus ou moins
moral, parfois à utiliser les opinions publiques comme levier et pour l’essentiel à faire parler de soi ou de son pays en termes plus ou moins favorables selon les endroits. Il est souvent
difficile de savoir si les actions de ce type répondent réellement à des objectifs précis relevant de l’intérêt national, bien ou mal compris, ou si l’on n’est pas en plein dans l’idéologie ou
dans le positionnement médiatique personnel. Qu’en est-il du discours de Villepin à l’ONU ? Des éclats de Chirac à Jérusalem ? Des tirades de Sarkozy sur le protocole de Kyoto ? Des voyages de
Kouchner au Soudan ? Même des actions beaucoup plus concrètes et coûteuses peuvent laisser les observateurs un peu dubitatifs. A-t-on vraiment réfléchi sérieusement avant d’envoyer des troupes au
Liban ? En Côte-d’Ivoire ? Peu de gens le savent, mais quoi qu’il en soit, il vaut mieux mal réfléchir que ne pas réfléchir du tout. Au moins, dans le premier cas, on a une chance de tirer les
leçons d’un éventuel échec. Si l’opération en Irak échoue, au moins pourra-t-on dire qu’elle a été débattue d’une façon plus qu’abondante et qu’on a au moins essayé, d’un côté comme de l’autre,
de l’envisager sous l’angle de l’intérêt national et de la sécurité des Etats-Unis. De toute façon, la politique étrangère sera toujours un domaine extrêmement complexe et non susceptible
d’analyses parfaitement logiques et rigoureuses. Faut de trouver des réponses parfaitement fiables, au moins peut-on s’efforcer de poser les bonnes questions.

Le débat public en France est aujourd’hui assez loin de ce souhait. Les questions de politique étrangère, quand elles sont publiquement abordées, le sont généralement sous le triple éclairage de l’idéologie, du communautarisme et de la morale. L’idéologie guide le débat sur l’antiaméricanisme, et surtout l’antiaméricanisme lui-même, et les débats sur la politque américaine ou sur des sujets plus ou moins connexes font souvent appels à des éléments d’histoire de la guerre froide qui n’ont pas forcément beaucoup de rapport avec le sujet traité. C’est ainsi que le débat sur l’arrestation de Pinochet en 1998 s’identifiait largement à un règlement de compte de la part des perdants idéologiques de la guerre froide. L’Angleterre avait-elle intérêt à maintenir en résidence surveillée un ancien chef d’Etat d’un pays partenaire ? Personne ne s’en souciait.
Le communautarisme pèse évidemment de façon tout à fait excessive dans le débat public sur la politique étrangère, et c’est peut-être même l’une des principales raisons pour lesquelles un tel débat existe aujourd’hui. Il n’y a aucun mal de la part d’un individu à éprouver un sentiment d’appartenance vis-à-vis d’une certaine communauté et à souhaiter que cette dernière soit bien servie par la politique étrangère de son pays. C’est humain et cela n’a rien de particulièrement immoral, mais la question n’est pas là. Si un juif souhaite que la France soutienne Israël et si un musulman souhaite qu’elle soutienne les Palestiniens, il ne suffit pas de le souhaiter, il faut expliquer en quoi ce serait dans son intérêt. Curieusement, les débats publics sont aujourd’hui caractérisés par une double pudibonderie : les gens évitent de se réclamer clairement de leurs appartenances communautaires, mais ils évitent tout autant de se réclamer de l’intérêt national, notion qui ne passe pas très bien. Aussi emploie-t-on toutes sortes de périphrases plus ou moins obscures, ennuyeuses et qui n’aboutissent nulle part. Il serait souhaitable que la notion d’intérêt national redevienne susceptible d’être évoquée publiquement et que les gens fassent au moins semblant de s’en soucier.
Enfin, la morale est probablement la grande responsable de l’effacement de la notion d’intérêt national, la prise en considération de ce dernier passant pour égoïste, voire raciste. L’intérêt de l’humanité tout entière passe pour une meilleure préoccupation que celui d’un pays et de ses citoyens, d’où l’accent mis de nos jours sur des thèmes transnationaux comme l’environnement et sur des moyens comme le multilatéralisme, que l’on finit par confondre avec les fins poursuivies. Le multilatéralisme demeurant un système imparfait, non démocratique et généralement parfaitement immoral, sa promotion doit s’appuyer sur un discours tormpeur visant à faire passer le droit international pour fondamentalement moral et les compromis éventuellement très cyniques que les Etats peuvent passer entre eux pour des commandements sacrés. Que la morale puisse servir de paravent à des politques visant à servir l’intérêt national est peut-être déplaisant pour l’esprit mais demeure finalement plus moral que le sacrifice de l’intérêt national à des positionnements médiatiques personnels.
Cependant, il ne s’agit nullement de faire de l’idéologie, du communautarisme et de la morale des facteurs négligeables, ni d’en recommander l’ignorance dans le débat
de politique étrangère. Il n’y a aucune raison d’exclure a priori que l’intérêt national puisse être servi par la diffusion d’une idéologie, la satisfaction de certaines communautés ou une
moralisation de certains domaines de la vie internationale. Le tout est que l’intérêt national demeure le centre de la réflexion sur la politique étrangère et que le reste y soit subordonné.

Est-ce là une conception immorale de la politique ? L’Etat a été créé pour remplir certaines missions pour le compte exclusif de ses citoyens. Se détourner de ces missions serait de sa part malhonnête et reviendrait à faire passer des préférences particulières, qu’elles soient ou non d’ordre moral, avant la poursuite de l’intérêt public. En outre, il est parfaitement possible de soutenir que la promotion de la démocratie, du respect des droits de l’homme et du bien-être général dans le reste du monde correspond aux intérêts de la France ou d’autres pays. Non seulement rien n’interdit à un individu de poursuivre pour lui-même et avec ses propres moyens de tels objectifs, mais il est parfaitement possible que ces objectifs puissent être repris à leur compte par l’Etat pour d’excellentes raisons. Le tout est que ces raisons soient à un moment ou à un autres explicitées et discutées.
A l’inverse, il est parfaitement possible qu’un comportement immoral de la part de l’Etat ait des conséquences dommageables à plus ou moins long terme, par exemple sous la forme d’une désaffection des citoyens, d’un effacement du patriotisme ou de l’esprit civique ou d’une hostilité de la part de gens dont l’Etat aurait pu s’attirer utilement la confiance. La morale fait partie de la vie et il n’y a pas de raison pour qu’elle ne fasse pas partie de la politique internationale à un degré ou à un autre. Ce n’est simplement pas cet élément qui doit guider en premier lieu la politique étrangère.
Replacer l’intérêt national et la notion d’utilité au coeur du débat sur la politique étrangère n’est ni moral, ni immoral, c’est simplement logique. La politique étrangère
peut difficilement se concevoir autrement que comme la poursuite par un Etat de son intérêt, au détriment de celui des autres Etats si nécessaire. Il est inutile de noircir le tableau et de faire
de la politique étrangère un pur jeu de truands, mais en nier cet aspect ne rend service à personne. Si l’opinion publique doit désormais se préoccuper de ce sujet, plus tôt ces choses seront
dites et comprises, mieux cela vaudra.
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