(Condorcet / 1743-1794)
Mathématicien, économiste, philosophe et homme politique français. Jean-Antoine-Nicolas Caritat, marquis de
Condorcet, perd son père très jeune ; sa mère, très dévote, lui fait suivre ses études chez les jésuites. Son premier ouvrage sur le calcul intégral, publié à 22 ans, a beaucoup de succès. Son
aptitude pour les mathématiques se révèle très tôt et lui permet d'entrer à l'Académie royale des Sciences dès l'âge de vingt-six ans. Son professeur et ami d'Alembert lui fait connaître Voltaire
et l'économiste Turgot qui est contrôleur général sous Louis XVI. Turgot le nomme inspecteur général de la Monnaie en 1774, fonction que Condorcet occupera jusqu'à la Révolution.

La curiosité insatiable de Condorcet l'amène à s'intéresser à la philosophie et à la politique. Il collabore à l'Encyclopédie, défend les droits de l'homme et de la femme et s'oppose à
l'esclavagisme. En 1777, Condorcet est nommé secrétaire de l'Académie des Sciences, et en 1782, secrétaire de l'Académie française. Dans la "Vie de Voltaire" (1789), il se montre tout aussi
hostile à l'Eglise que l'auteur de Candide.
Condorcet, alors illustre savant et déjà ouvertement républicain, est l'un des acteurs importants de la Révolution française dont il espère qu'elle conduira à la reconstruction rationaliste de la
société. Elu au conseil municipal de Paris, représentant de Paris au sein de l'Assemblée législative en 1791, il siège avec les Girondins. Les 20 et 21 avril 1792, Condorcet présente à
l'Assemblée un rapport et un projet de décret sur l'organisation générale de l'instruction publique. Mais cette présentation, ayant lieu le jour-même de la déclaration de guerre de la France au
"roi de Bohême et de Hongrie", n'est pas suivie d'effet. Les idées très novatrices de gratuité, d'obligation, de laïcité et d'universalité de l'enseignement qu'il défend ne seront mises en
application qu'un siècle plus tard.
Condorcet défend activement la cause des femmes et notamment le droit de vote, ("De l'admission des femmes au droit de cité" en 1790). Sa liberté de pensée de lui vaut de fortes inimitiés. Quand
les Girondins perdent le contrôle de l'Assemblée, il critique la proposition de nouvelle Constitution du jacobin Marie-Jean Hérault de Séchelles, ce qui le fait condamner pour trahison. Un mandat
d'arrêt, lancé contre lui en octobre 1793, l'oblige à se cacher chez Mme Vernet à Paris. Ce répit de cinq mois permet à Condorcet d'écrire son "Esquisse d'un tableau historique des progrès de
l'esprit humain" dans laquelle il expose sa conviction qu'il n'y a pas de limite naturelle au perfectionnement continu de la raison humaine et donc au progrès. Réinterprétée et simplifiée par
Auguste Comte, l'Esquisse servira de tremplin à la philosophie positiviste. Ne se sentant plus en sécurité à Paris, il tente de fuir, mais il est arrêté le 27 mars à Clamart. Il se serait suicidé
deux jours plus tard dans sa cellule pour échapper à la guillotine.
Ayant subi l'humiliation du port de la robe blanche mariale dans son enfance et victime de l'éducation des Jésuites, Condorcet fait preuve d'un anticléricalisme virulent (Lettres d'un théologien
à l'auteur du Dictionnaire des trois siècles, 1774). Contrairement à Voltaire dont il est le fils spirituel, il est, en tant que scientifique et rationaliste, profondément athée. Lorsque se met
en place la Déesse Raison, le Dieu "Progrès" et le "culte" de la Science, il est l'un des premiers à y déceler un "transfert de sacralité" et l'émergence d'un nouveau cléricalisme scientiste. Il
va même jusqu'à traiter Robespierre de "faux curé".
Pour l'historien Jules Michelet (1798-1874), Condorcet est le "dernier des philosophes" du XVIIIe siècle. Authentique esprit des
"Lumières", Condorcet affiche un rationalisme confiant dans les capacités de l'homme à progresser et pense que le progrès ne peut se mettre en place sans qu'une priorité soit donnée à
l'instruction générale, d'où ses réflexions, très en avance sur son temps, sur la création d'une école publique, laïque et gratuite.

A l'Assemblée nationale législative, est créé un comité d'Instruction publique dont Condorcet est élu président et Pastoret vice-président, les autres membres étant Carnot, Jean Debry,
Arbogast et Romme. Condorcet préside, en outre, l'une des trois sections, celle relative à l'organisation générale de l'Instruction publique.
Le 5 mars 1792 il est nommé rapporteur du projet de décret sur l'organisation générale de l'instruction publique que le comité doit présenter à l'Assemblée.
Dans La Bibliothèque de l'homme public, il avait déjà publié en 1791 cinq mémoires sur l'Instruction publique constituant un véritable plan. Le projet qu'il rédige à la Législative,
fidèle aux idées qu'il avait exposées, est approuvé par le comité le 18 avril et présenté à l'Assemblée nationale les 20 et 21 avril 1792.
Condorcet distingue l'instruction de l'éducation dont les fondements reposent sur l'enseignement de la morale : « Les principes de la morale enseignée
dans les écoles et dans les instituts seront ceux qui, fondés sur nos sentiments naturels et sur la raison, appartiennent également à tous les hommes. » Il s'agit d'assurer le développement
des capacités de chacun et de tendre au perfectionnement de l'humanité.
Le projet tend à instituer cinq catégories d'établissements :
- les écoles primaires visant à la formation civique et pratique ;
- les écoles secondaires dans lesquelles sont surtout enseignées les mathématiques et les sciences ;
- les instituts, assurant dans chaque département la formation des maîtres d'écoles primaires et secondaires et, aux élèves, un enseignement général ;
- les lycées, lieu de formation des professeurs et de ceux qui « se destinent à des professions où l'on ne peut obtenir de grands succès que par une étude approfondie d'une ou plusieurs sciences. » ;
- la Société nationale des sciences et des arts ayant pour mission la direction des établissements scolaires, l'enrichissement du patrimoine culturel et la diffusion des découvertes.
Des conférences hebdomadaires et mensuelles destinées aux adultes permettront de « continuer l'instruction pendant toute la durée de la vie.
Le plan se caractérise notamment par l'égalité des âges et des sexes devant l'instruction, l'universalité et la gratuité de l'enseignement élémentaire et la liberté d'ouverture des écoles.
Mais le programme d'instruction publique menant à la perfectibilité de l'humanité, grâce à la raison, n'est pas une priorité, car le roi, sur proposition de Dumouriez, vient
de décider de se rendre à l'Assemblée nationale pour lui proposer de déclarer la guerre.
Condorcet doit interrompre la lecture de son projet. A la fin de l'après-midi de ce 20 avril 1792, l'Assemblée adopte la déclaration de guerre au roi de Bohême et de Hongrie, à l'unanimité
moins sept voix.
Condorcet, pourtant opposé au principe de la guerre, monte à nouveau à la tribune pour soutenir la Révolution contre le retour à l'Ancien Régime : « les lâches sont à Coblence, et la
France ne renferme plus dans son sein que des hommes dignes de sa liberté... »
Le lendemain Condorcet termine la lecture de son projet. L'Assemblée décrète l'impression du rapport mais en diffère la discussion. C'est en vain que Romme au nom du comité d'Instruction
publique demandera le 24 mai l'inscription à l'ordre du jour de la discussion du rapport.
Sous la Convention Robespierre préfèrera un plan d’éducation nationale proposé par Lepeletier de Saint-Fargeau. Selon ce plan, présenté par Robespierre
lui-même, le 13 juillet 1793, l’instruction ne saurait suffire à la régénération de l’espèce humaine et l'État
doit se charger d'inculquer une morale, en prenant en charge l'éducation en commun des enfants entre 5 et 12 ans.
Une législation de compromis est cependant issue des projets de Romme et de Bouquier et limitée à l'organisation des écoles primaires ; elle rend l'instruction obligatoire et
gratuite pour tous les enfants de six à huit ans et fixe la liberté d’ouvrir des écoles.
Le décret du 19 décembre 1793 précise que les études primaires forment le premier degré de l'instruction : on y enseignera les connaissances rigoureusement nécessaires à tous les
citoyens. Les personnes chargées de l'enseignement dans ces écoles s'appellent « instituteurs ». Ce décret ne sera que partiellement appliqué.
Marie-Jean-Antoine-Nicolas Caritat,
marquis de Condorcet
© Bibliothèque de l'Assemblée nationale
Rapport et projet de décret
relatifs à l'organisation générale de l'instruction publique
Présentation à l'Assemblée législative : 20 et 21 avril 1792
Discours de Condorcet (très partiel ici, ayant relevé l'essentiel et non son détail) en pdf le livre complet
voir lien des jeunes laïques : http://www.premiumwanadoo.com/jeunes-laiques/modules.php
Messieurs,
Offrir à tous les individus de l’espèce humaine les moyens de pourvoir à leurs besoins, d’assurer leur bien-être, de connaître et d’exercer leurs droits, d’entendre et de remplir leurs devoirs ; Assurer à chacun d’eux la facilité de perfectionner son industrie, de se rendre capable des fonctions sociales auxquelles il a droit d’être appelé, de développer toute l’étendue des talents qu’il a reçus de la nature, et par là, établir entre les citoyens une égalité de fait, et rendre réelle l’égalité politique reconnue par la loi : Tel doit être le premier but d’une instruction nationale ; et, sous ce point de vue, elle est pour la puissance publique un devoir de justice. Diriger l’enseignement de manière que la perfection des arts augmente les jouissances de la généralité des citoyens et l’aisance de ceux qui les cultivent, qu’un plus grand nombre d’hommes deviennent capables de bien remplir les fonctions nécessaires à la société, et que les progrès toujours croissants des lumières ouvrent une source inépuisable de secours dans nos besoins, de remèdes dans nos maux, de moyens de bonheur individuel et de prospérité commune ;
Cultiver enfin, dans chaque génération, les facultés physiques, intellectuelles et morales, et, par là, contribuer à ce perfectionnement général et graduel de l’espèce humaine, dernier but vers lequel toute institution sociale doit être dirigée ;
Tel doit être l’objet de l’instruction ; et c’est pour la puissance publique un devoir imposé par l’intérêt commun de la société, par celui de l’humanité entière. (...) Nous
avons pensé que, dans ce plan d’organisation générale, notre premier soin devait être de rendre, d’un côté, l’éducation aussi égale, aussi universelle ; de l’autre, aussi complète que les
circonstances pouvaient le permettre ; qu’il fallait donner à tous également l’instruction qu’il est possible d’étendre sur tous, mais ne refuser à aucune portion de citoyens l’instruction
plus élevée, qu’il est impossible de faire partager à la masse entière des individus ; établir l’une, parce qu’elle est utile à ceux qui la reçoivent ; et l’autre, parce qu’elle l’est à
ceux même qui ne la reçoivent pas. La première condition de toute instruction étant de n’enseigner que des vérités, les établissements que la puissance publique y consacre doivent être aussi
indépendants qu’il est possible de toute autorité politique. (...) Nous avons observé, enfin, que l’instruction ne devait pas abandonner les individus au moment où il sortent des écoles ;
qu’elle devait embrasser tous les âges ;
qu’il n’y en avait aucun où il ne fût utile et possible d’apprendre, et que cette seconde instruction est d’autant plus nécessaire, que celle de l’enfance a été resserrée dans des bornes plus
étroites.

Hier Condorcet le Libéral contre Robespierre le Jacobin
Aujourd'hui les libéraux contre les collectivistes conservateurs
L'inégalité d'instruction est une des principales sources de la tyrannie.
Le devoir de la société, relativement à l'obligation d'étendre dans le fait, autant qu'il est possible, l'égalité des droits, consiste donc à procurer à chaque homme l'instruction nécessaire pour exercer les fonctions communes d'homme, de père de famille, et de citoyen...
La société doit au peuple une instruction publique... 1°) Comme moyen de rendre réelle l'égalité des droits ; 2°) Pour diminuer l'inégalité qui naît de la différence des sentiments moraux; 3°) Pour augmenter dans la société la masse des lumières utiles.
La société doit également une instruction publique, relative aux diverses professions, 4°) pour maintenir l'égalité entre ceux qui s'y livrent... 5°)pour les rendre plus également utiles, 6°) pour diminuer le danger où quelques-unes exposent, pour accélérer leurs progrès.
La société doit encore l'instruction publique comme moyen de perfectionner l'espèce humaine, en mettant tous les hommes nés avec du génie à portée de les développer, en préparant les générations nouvelles par la culture de celles qui les précèdent.
L'Instruction publique est encore nécessaire pour préparer les nations aux changements que le temps doit amener.
L'éducation... ne se borne pas seulement... à l'enseignement des vérités de fait et de calcul, mais elle embrasse toutes les opinions politiques, morales ou religieuses. Or la liberté de ces
opinions ne serait plus qu'illusoire si la société s'emparait des générations naissantes pour leur dicter ce qu'elles doivent croire. Celui qui en entrant dans la société y porte des opinions que
son éducation lui a données, n'est plus un homme libre ; il est l'esclave de ses maîtres... Il croit obéir à sa raison, quand il ne fait que se soumettre à celle d'un autre.
Aujourd'hui qu'il est reconnu que la vérité seule peut être la base d'une prospérité durable... le but de l'éducation ne peut plus être de consacrer les opinions établies, mais au contraire de les soumettre à l'examen libre de générations successives, toujours de plus en plus éclairées.
Enfin, une éducation complète s'étendrait aux opinions religieuses ; la puissance publique serait donc obligée d'établir autant
d'éducations différentes qu'il y aurait de religions anciennes ou nouvelles professées sur son territoire ; ou bien elle obligerait les citoyens des diverses croyances soit d'adopter la même pour
leurs enfants, soit de se borner entre le petit nombre qu'il serait convenu d'encourager. On sent que la plupart des hommes suivent en ce genre les opinions qu'ils ont reçues dès leur enfance...
Si donc elles font partie de l'éducation publique, elles cessent d'être le choix libre des citoyens et deviennent un joug imposé par un pouvoir illégitime. En un mot, il est également impossible
ou d'admettre ou de rejeter l'instruction religieuse dans une éducation publique qui exclurait l'éducation domestique, sans porter atteinte à la conscience des parents, lorsque ceux-ci
regarderaient une religion exclusive comme nécessaire, ou même comme utile à la morale et au bonheur de l'autre vie. Il faut donc que la puissance publique se borne à régler l'instruction, en
abandonnant aux familles le reste de l'éducation.
De ce point de vue, nations, individus, peuples se rejoignent dans une même unité générale que recouvre la notion d'Esprit humain. C'est bien ce dernier qui est susceptible d'une amélioration indéfinie: «Nos espérances sur l'état à venir de l'espèce humaine peuvent se réduire à ces trois points importants: la disparition de l'inégalité entre les nations; les progrès de l'égalité dans un même peuple; enfin le perfectionnement réel de l'homme.» À propos de ce perfectionnement, il convient de se garder d'une erreur fréquente qui dénaturerait l'intention de Condorcet: il ne faudrait pas chercher dans cette marche progressive la réalisation de quelque force immanente de l'histoire, force cachée dont on pourrait néanmoins deviner la forme et anticiper le but. Rien n'est plus éloigné de Condorcet que la représentation déterministe du mouvement historique.
La perfectibilité est une notion qui traduit chez lui une espérance, un idéal, dont la légitimité est rendue possible par un double constat explicite. D'abord, l'idéal de progrès humain, entendu concrètement comme amélioration de la connaissance et des moeurs, ne présente aucune contradiction interne qui en ruinerait la pertinence logique. Ensuite, l'histoire des sciences, des techniques et des rapports des hommes à ces deux domaines du savoir montre qu'il y a effectivement eu un progrès au cours des siècles de notre aventure intellectuelle. À partir de ce dernier constat, Condorcet estime qu'il n'est pas illégitime d'espérer que ce même progrès se poursuive dans le futur. Et puisque ce progrès a une influence sur les moeurs des hommes, c'est-à-dire sur la morale en général, on peut penser qu'il se fera aussi sur le plan politique et humain.
Il s'agit donc d'une hypothèse au sens strict. Condorcet ne dit jamais que le progrès est nécessaire; il demande simplement qu'on l'admette comme possible et il le fait entièrement reposer sur l'idée fondatrice de perfectibilité humaine. Cette dernière s'oppose aussi bien à l'anthropologie antique, qui assigne à l'homme une place définitive dans un cosmos fini, qu'à la métaphysique chrétienne, qui lui attribue une essence stable d'origine divine. L'idée de perfectibilité indique seulement que l'Esprit humain est ouvert sur un avenir indéterminé. Il peut tout aussi bien régresser que progresser. Impossible dans tous les cas de lui assigner des bornes.
L'idée de progrès représente donc, pour Condorcet, plus un programme qu'une
loi de l'histoire: il ne se réalisera qu'à condition que les hommes en prennent conscience et décident de lui donner le jour. C'est la représentation du progrès et la confiance en leur
perfectibilité qui aide les hommes à se perfectionner sans cesse. On comprend mieux alors la méfiance de Condorcet à l’égard du dogmatisme, surtout lorsque celui-ci prend la forme du scientisme
le plus délirant.