Par Jean-Hébert ARMENGAUD
C'est une seule île, Hispaniola, mais deux pays, deux univers différents, en pleine mer des Caraïbes. Haïti et la République dominicaine. Pays pauvre parmi les plus pauvres de
la planète, Haïti pousse ses habitants à l'exil, sans doute entre 10 % et 15 % de la population. Entre 500 000 et un million de Haïtiens vivraient, clandestins ou non, en République
dominicaine, qui, à côté, fait presque figure d'eldorado. Pour une seule saison ou pour la vie, ils partent travailler dans les champs dominicains, pour 1 ou 2 euros par jour, plus qu'ils ne
peuvent espérer en gagner dans leur pays dévasté par des années de crise économique et politique le rapport entre le revenu moyen d'un Haïtien et celui d'un Dominicain et de 1 à 7.
A ces prix-là, les travailleurs migrants haïtiens sont devenus des «esclaves contemporains», selon le titre de l'ouvrage de la photographe Céline Anaya Gautier (1).
Après avoir traversé la frontière, la plupart du temps clandestinement, ils se retrouvent dans des bateys , baraquements de fortune pour les journaliers des grandes entreprises
sucrières. Ils y sont «taillables et corvéables à merci, sans aucun droit, aucun soutien, aucun avenir, dans des conditions de vie et d'hygiène désastreuses», écrit dans ce livre
Geneviève Sevrin, présidente d'Amnesty International France.
Le livre de Céline Anaya Gautier se veut un cri d'alerte sur cet «esclavage moderne» (2) . La jeune femme a réalisé deux séjours de plusieurs mois, au
total, dans des bateys, à la région frontalière dominico-haïtienne, et partagé la vie de ces hommes, femmes et enfants, ces coupeurs de canne et leurs familles «réduits à
l'état de bêtes de somme et destinés à finir leur vie comme tel, sans aucun recours». Elle y a rencontré les deux pères catholiques Pedro Ruquoy et Christopher Hartley. Des années
durant, les deux «missionnaires» se sont battus pour tenter d'améliorer les conditions dans les bateys et défendre les droits des coupeurs de canne haïtiens. Régulièrement menacés
de mort, ils ont finalement dû renoncer et quitter le pays à la demande de leur hiérarchie. Ils poursuivent aujourd'hui leur combat pour dénoncer, de l'étranger, la situation dans les
plantations.
Le Marron inconnu, Port-au-Prince, Haïti
Un marron est un esclave révolté, ayant fui l’habitation (propriété du colon) ; il porte une chaîne brisée au pied, mais tient un coutelas de coupeur de cannes à la main et souffle dans une
conque pour appeler à la révolte. Dans la nuit du 22 au 23 août 1791, les esclaves de Saint-Domingue commencent la grande insurrection contre leurs maîtres blancs, qui aboutit finalement à
l’indépendance d’Haïti en janvier 1804.
Le Nèg Mawon (en créole), sculpture de Mangonès (1917-2002), est devenu une icône pour Haïti et le symbole de la liberté et de l’indépendance à travers tous les pays de la Caraïbe.
Cette statue a été utilisée par les Nations-Unies en 1989 comme motif central du timbre-poste commémorant l’article 4 de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme :
«Nul ne sera tenu en esclavage ni en servitude ; l'esclavage et la traite des esclaves sont interdits sous toutes leurs formes».
A l’arrière-plan, le Palais National, la « Maison Blanche » d’Haïti. (photo et commentaires de J.-M. Kiener)
«Le propre des bateys, écrit le chercheur haïtien Jean-Marie Théodat, c'est de déshumaniser l'homme, de le dépouiller de ses attributs politiques
qui en font un être social, responsable et libre, pour en faire un zombie, un fantôme social condamné à se cacher ou à rester derrière les grilles d'un campement de fortune dressé au milieu de
nulle part. [...] Les bateys ne font pas partie du territoire, ce sont des enclaves [...] sans eau, ni électricité, ni latrines, ni école, ni soins de qualité et où un ouvrier de
la canne travaille en moyenne dix à quinze heures par jour pour un salaire qui est inférieur aux tarifs pratiqués sur le reste du territoire national.»
Un récent rapport d'Amnesty estime à quatre cents le nombre de ces enclaves qui sont devenues un foyer définitif pour des familles d'origine haïtienne de première, deuxième et
parfois troisième génération. L'enquête de l'association revient également sur le racisme et la xénophobie dont souffrent les centaines de milliers d'immigrés haïtiens en République
dominicaine. «Les Noirs ne valent rien, n'ont aucun droit, avec carte d'identité ou sans carte d'identité, avec un acte de naissance ou non», témoigne un Dominicain
d'origine haïtienne.
Souvent, note le rapport, les parents haïtiens ou même dominicains mais d'origine haïtienne ne peuvent inscrire leurs enfants nés sur place à l'Etat civil. Le rapport dénonce de
plus «des expulsions massives sans aucun examen judiciaire», ni contrôle d'identité. A tel point que des Dominicains d'origine haïtienne ont été expulsés vers Haïti, un pays
qu'ils ne connaissaient pas... Après la publication du rapport, le gouvernement dominicain a dénoncé une «campagne de discrédit d'un groupe d'organisations internationales» et
rejeté toutes les accusations de «discrimination raciale» dans le pays.
(1) Céline Anaya Gautier, Esclaves au paradis, accompagné d'un CD qui réunit les chants des coupeurs de canne enregistrés par Esteban Colomar. Ed. Vents d'ailleurs, 2007, 160 pp.,
35 €.
(2) L'Organisation internationale du travail (OIT) définit le «travail forcé» comme l'obligation faite à un individu de travailler, sans rémunération ou presque, par l'usage de la violence ou
la menace, l'isolement géographique, la confiscation des papiers d'identité ou la demande de remboursement d'une dette illégale.