Les conflits s’accompagnent partout et toujours d’intenses campagnes de désinformation. Depuis plus de 30 ans, l’Institut international de recherche pour la paix de Genève (Gipri) tente de dévoiler les ressorts cachés des conflits. Son président, Gabriel Galice, rend compte des principales crises du moment Mieux connaître les guerres pour mieux les combattre. Tel est le but de l’Institut international de recherches pour la paix (Gipri), fondé en 1980 à Genève. Les temps ont changé depuis. A l’affrontement global entre les Etats-Unis et l’Union soviétique ont succédé bien d’autres conflits. Mais les problèmes de fond sont restés.
Interview du président de l’organisation, Gabriel Galice.
Le Temps: La guerre qui a dominé le monde depuis le début du XXIe siècle est celle que les Etats-Unis ont lancée contre le terrorisme. Quel est son bilan après treize ans?
Gabriel Galice: Cette guerre est allée de catastrophe en catastrophe, comme en témoigne le chaos actuel de l’Afghanistan et de l’Irak. De fait, elle a été lancée sur de mauvaises bases. Alors que la majorité des pirates de l’air du 11-Septembre étaient des Saoudiens, l’administration américaine de l’époque a décidé de s’en prendre à l’Afghanistan que la hiérarchie d’Al-Qaida utilisait comme terrain d’entraînement. Ce pays était évidemment plus facile à bombarder que des puits de pétrole! Par la suite, au terme d’un exercice de communication extravagant, elle a attaqué l’Irak, qui n’avait strictement rien à voir avec ces attentats. De telles aberrations s’expliquent évidemment. Derrière cette guerre dite «au terrorisme» se cachait en réalité un projet économique et politique d’accès privilégié au pétrole et, plus globalement, de présence militaire permanente dans la région. Ce n’est pas un hasard si les pays visés après l’Afghanistan, à savoir l’Irak et la Syrie, possédaient des régimes nationalistes arabes, c’est-à-dire non alignés. Aujourd’hui, tout le monde doit être aligné.
– La dernière grave crise en date a éclaté en Ukraine. Quels ont été ses ressorts?
– L’Ukraine a représenté un sommet de propagande côté occidental. Ce pays, enserré entre deux grandes puissances militaires, est par nature un Etat tampon, un glacis. Tel est son destin depuis des siècles. Son nom signifie d’ailleurs en ukrainien «marche frontière». L’Union européenne a été assez maladroite pour le négliger et vouloir en faire un allié inconditionnel, en sous-estimant gravement la réaction de la Russie. La machine s’est désormais emballée et tout le monde se demande comment l’arrêter. C’est un peu tard. Si vous sautez par la fenêtre, vous devez vous attendre à avoir mal.
– La réaction de la Russie n’est-elle pas exagérée?
– Les militaires russes ont tous lu Zbigniew Brzezinski, ancien conseiller à la sécurité nationale du président américain Jimmy Carter. Et comment n’en serait-il pas ainsi? Ce stratège est l’un des plus brillants et des plus influents des Etats-Unis. Or, il explique très clairement le rôle de «tête de pont» que joue l’Union européenne comme instrument d’extension de l’influence américaine et la fonction de «pivot stratégique» de l’Ukraine en Eurasie. A la chute du mur de Berlin, Washington et Moscou ont passé un marché stipulant que les Etats-Unis ne devaient pas profiter de la situation pour étendre exagérément leur zone d’influence en direction de la Russie. Or, ils n’ont pas cessé depuis de gagner du terrain dans l’est de l’Europe. Et ils ont tenté d’en grignoter encore un peu à la faveur de la crise ukrainienne.
– Quel est le but de ces interventions américaines?
– Il existe deux thèses. La première soutient que les Etats-Unis tentent ainsi de conserver leur suprématie politique et militaire, à défaut de détenir toujours la suprématie économique. La seconde veut qu’ils ont abandonné l’idée d’imposer au monde une pax americana, faute de moyens, et qu’ils ont remplacé cette ambition par une politique plus modeste de destruction
des régimes qui leur sont opposés. Ce qui, de leur point de vue, n’est déjà pas si mal. Le problème est qu’il est plus facile d’abattre un régime que d’en installer un autre solidement. De fait, un désordre sanglant s’est installé sur tous leurs champs de bataille récents, de l’Irak à la Libye en passant par l’Afghanistan.
– Quelles différences existe-t-il entre les administrations Bush et Obama?
– Le président actuel est plus porté au dialogue que son prédécesseur. Il a dit publiquement qu’il n’entendait pas renoncer à l’unilatéralisme mais qu’il préférait en principe le multilatéralisme. Et lorsqu’il juge une intervention militaire nécessaire, il ne tient pas absolument à monter en première ligne mais veut bien diriger la manœuvre depuis l’arrière, en apportant renseignement et logistique à des alliés montés au front. C’est ce qui s’est passé en Libye, un pays qui se situe en dehors de la zone d’influence des Etats-Unis. Et puis, alors que George Bush misait principalement sur le hard power, le pouvoir de la force, Barack Obama use du smart power, à savoir d’une combinaison de hard et de soft power en fonction des circonstances.
– Barack Obama considère que l’avenir du monde ne se joue plus dans la région atlantique mais dans l’espace pacifique. Pour cette raison, il a entamé un vaste transfert de forces militaires de l’Europe vers l’Asie. Comment interprétez-vous ce mouvement? S’agit-il d’encercler la Chine pour la contenir?
– Oui, exactement. Il est intéressant de constater qu’un des principaux partisans de cette stratégie est le Vietnam, malgré les bombardements américains intenses qu’il a subis il n’y a pas si longtemps. Les Vietnamiens rappellent à ceux qui s’en étonnent que leur pays a été colonisé cent ans par les Français mais mille ans par les Chinois... L’objectif officiel de la stratégie américaine est de garantir à l’avenir un équilibre des forces dans la région. Le problème est que le réarmement en cours s’intensifie à toute vitesse. Et que dans une telle configuration une posture défensive fait rapidement place à un mélange de défense et d’attaque.
– La vérité, dit-on, est la première victime de la guerre. Quelle méthode utilise le Gipri pour servir la vérité sur la guerre?
– Nous nous efforçons de prendre de la distance, d’une part, et de confronter des points de vue différents, de l’autre. Dans ce but, contrairement à de nombreux instituts composés essentiellement de politologues, le Gipri réunit des personnes d’horizons très variés, dont des physiciens, des biologistes et un médecin. J’ai moi-même une formation mixte en sciences politiques et en économie. Nous avons en commun la profonde conviction que la pluralité des regards est particulièrement féconde.
– Quels conseils donnez-vous à tous ceux qu’intéresse la politique internationale? Dans quel piège faut-il éviter de tomber?
– Se méfier des mots «valeurs», «démocratie», «droits de l’homme», «occidentaux» lorsqu’ils sont utilisés pour légitimer une intervention militaire. Ils dissimulent systématiquement des intérêts. Il est simplement plus facile de convaincre une population de soutenir un effort de guerre en l’appelant à servir la morale qu’en l’invitant à soutenir le commerce.
Publié dans le quotidien LE TEMPS du 23 juin 2014
GEOPOLITIQUE DE LA CULTURE :
Conflits et désinformation
Source, journal ou site Internet : esprit corsaire
Date : 25 juin 2014
Auteur : Gabriel Galice
Guy METTAN,
journaliste, président exécutif du Club suisse de la presse
La désinformation arme de guerre
l'information instrument de paix
Comment envisager une « Culture de paix et un dialogue entre les civilisation au troisième millénaire » alors qu'une guerre de grande envergure entre plus de vingt pays vient d'éclater? Le sujet de notre forum est donc d'une brûlante actualité. L'une des conditions essentielles pour prévenir les conflits et rétablir la paix est la vérité dans l'information. Or la plupart des guerres donnent lieu non seulement à des propagandes exacerbées mais aussi à de véritables politiques de désinformation qu'il convient de démonter pièce par pièce. L'exemple de la nouvelle guerre des Balkans est très éclairant à ce propos.
Mais aujourd'hui, on a si peur des médias, on soigne si fort son image qu'on n'ose plus les critiquer. En ma qualité de journaliste, d'ancien rédacteur en chef et de président d'un club national de presse, je n'ai pas ces craintes et cela ne me gêne pas de relever les graves défauts de l'industrie de l'information contemporaine.
Après quelques semaines d'intenses bombardements, on constate en effet que l'agression de l'OTAN contre la Yougoslavie dégénère en une vraie guerre psychologique menée auprès de l'opinion internationale afin de la gagner à la cause du bellicisme.
En clair: le fait nouveau de ce conflit, outre les essais de nouvelles armes de mort, est la campagne de désinformation à l'échelle planétaire menée par les Etats-Unis et l'OTAN par médias interposés. A quoi reconnaît-on la désinformation? Comment se distingue-t-elle de la simple propagande?
L'écrivain français d'origine russe Vladimir Volkoff, qui en est déjà à son deuxième livre sur la question, a d'abord constaté que, de phénomène réservé au bloc communiste, la «manipulation politique des opinions publiques à des fins politiques par des moyens masqués» est désormais devenue une spécialité capitaliste, relayée par l'image TV plutôt que la presse écrite et qui passe par le canal d'agences de relations publiques dûment stipendiées.
Une campagne de désinformation se repère par les symptômes suivants:
- le panurgisme médiatique (tout le monde dit la même chose, la presse et les politiciens de gauche comme les journaux et les politiciens de droite et réciproquement). Par mimétisme et peur de prendre une position différente de la majorité, politiciens et médias finissent tous par réciter la même chanson;
- une surinformation délirante à propos d'un aspect de la réalité et une sous-information systématique du camp opposé (les colonnes de réfugiés filmées jusqu'à la nausée, les mêmes maisons kosovares en train de brûler diffusées pendant trois jours, alors que les dizaines de milliers de réfugiés serbes et les effets des bombardements sur la population serbe ne semblent pas exister);
- une manichéisme extrême (tous les bons sont d'un côté, tous les méchants de l'autre);
- une psychose collective qui vampirise la population (le désinformé défend son point de vue avec une conviction d'autant plus grande qu'il est généralement de bonne foi et contamine ses proches qui se transforment aussitôt en propagateurs du nouveau credo).
- une manipulation systématique du vocabulaire. Prenez l'expression purification ethnique, introduite pendant la guerre de Bosnie pour stigmatiser les Serbes. C'est un mensonge évident pour qui connaît la Bosnie: Serbes, Bosniaques et Croates ne forment qu'une seule et même ethnie et parlent la même langue. Seules les religions et les cultures diffèrent. Mais voilà: aurait-on suscité la même horreur en Occident si l'on avait parlé d'épuration religieuse ou d'épuration culturelle? Aurait-on provoqué l'écoeurement souhaité des opinions si l'on avait parlé, ce qui aurait été conforme à la vérité, de nouvelle répartition des territoires entre les différentes cultures yougoslaves?
Même remarque pour les photos, elles aussi travesties. Quand un journal montre des cadavres en faisant ses gros titres sur les crimes commis au Kosovo, on condamne immédiatement, sans réfléchir. Alors qu'un examen approfondi de la photo montre que les morts sont en réalité des gens armés et en uniformes, que la légende écrite en petits caractères indiquent qu'elle a été prise deux mois plus tôt et montrait en fait des combattants de l'UCK tués lors d'un accrochage avec l'armée serbe. Ce qui change considérablement les choses...
- l'introduction de fausses nouvelles. Souvenez-vous de cette maternité koweitienne dont les Irakiens avaient prétendument débranché les couveuses. La nouvelle a fait le tour du monde, avant d'être démentie, longtemps plus tard et en petits caractères... Pendant la guerre de Bosnie entre 1992 et 1994, la diffusion de fausses nouvelles a proliféré: le prétendu viol des 50 000 femmes musulmanes, le prétendu massacre des malades de l'hôpital de Gorazde, les prétendus prisonniers affamés du camp d'Omarska ont fait la une des journaux télévisés, radiodiffusés et écrits, mais se sont tous révélés faux ou très inexacts.
- la montée en puissance de la communication par rapport à l'information. Toutes les sources d'information - gouvernements, administrations, entreprises, etc. - ont appris à communiquer. Elles emploient des spécialistes en relations publiques, attachés de presse et autres directeurs de l'information, qui sont passés maîtres dans l'art de communiquer les messages souhaités par leurs employeurs et noient l'information véritable dans un brouillard de paroles, d'images, de graphiques et autres communiqués sans importance. Démêler le vrai du faux, l'important du dérisoire devient de plus en plus difficile.
- et enfin, une dernière caractéristique qui n'est pas la moins importante: le fait que l'on évite de poser et de se poser les bonnes questions. Revenons à la guerre des Balkans et aux innombrables questions de fond que l'on trouve rarement posées dans le médias:
- après des mois consacrés à une affaire Monica Lewinski qui a gravement terni l'image du président américain, on aurait pu remarquer qu'une guerre tombait à pic pour faire oublier l'incident à l'opinion publique américaine; idem pour le président Chirac, menacé par une affaire de financement illégal de son parti; pour le chancelier Schröder qui devait renforcer son leadership après le départ d'Oskar Lafontaine: de Tony Blair qui devait masquer l'échec de sa politique en Irlande du Nord (un pays qui ressemble étrangement au Kosovo, soit dit en passant) et les scandales touchant plusieurs de ses ministres.
- la coïncidence entre la création de l'euro - monnaie européenne susceptible de menacer le dollar - et le bombardement de la Yougoslavie est-elle un pur hasard?
- pourquoi ne dit-on pas que la majorité des observateurs de l'OSCE au Kosovo était d'origine américaine ou anglo-saxonne, que son responsable était un Américain, que toutes les informations collectées étaient traitées par des Anglo-Américains, que ses rapports étaient systématiquement déformés au détriment des Serbes? Certains observateurs ont pourtant dénoncé l'absence d'objectivité de l'OSCE.
- pourquoi l'«épuration ethnique» menée par les Croates contre les Serbes de la Krajina est-elle systématiquement ignorée par les médias des pays de l'OTAN?
Que faut-il conclure? Certainement pas que Milosevic est un saint homme, ni que les Serbes sont des exemples de vertu. Tel n'est pas notre propos. Notre propos est de dénoncer la guerre sous toutes ses formes, y compris les plus subtiles et les plus pernicieuses. Sans cet effort de volonté, sans ce travail nécessaire d'analyse, la paix et le dialogue sont impossibles car ils sont faussés dès le départ.