Un extrait de Christian Michel dans
:

Vivre ensemble est un appel dès lors à libérer le processus d’évolution. Il reste à l’humanité un comportement social qui la rapproche encore de la vie en troupeaux, et qui est la politique.
Dépasser la politique consiste simplement à rendre à chacun son avenir. Aucun ancien à la longue mémoire ni aucun berger ne nous mènera plus, que nous ne l’ayons désigné. Cela n’a donc
pas de sens de demander aux avocats d’une société de liberté : « Que mettez-vous à la place des institutions actuelles ? ». C’est au questionneur de répondre à sa
question. C’est à lui de construire la société où son être peut grandir, en relations avec les autres qui partagent ses multiples projets, et seulement avec ceux-là.
Si les libéraux avaient un programme à proposer, il se résumerait en trois points :
§ Nous n’avons pas de modèle
§ Nous ne voulons pas de pouvoir
§ Nous appelons chaque être humain à augmenter sa puissance
L’absence de modèle caractérise la société d’hommes libres. Si la société n’a pas de projet, les nôtres peuvent enfin exister. Ou plus exactement, on pourrait dire qu’entre des hommes libres, il se forme autant de sociétés que de projets : une infinité.[12]
Nos ancêtres, dit-on, étaient obscurantistes. Ils adoraient un dieu et rendaient obligatoires la morale et les règles de vie édictées par son clergé. Le conflit était inévitable avec ceux qui osaient affirmer l’inexistence de ce dieu, ou en adorer un autre. Il a fallu deux siècles pour obtenir ce qui semblait impensable, la séparation de l’autorité spirituelle et du pouvoir temporel. Grâce au confinement de la religion à la sphère privée, nous vivons en bonne intelligence aujourd’hui avec des fidèles de différentes confessions et des athées. Or les opinions politiques sont tout aussi subjectives que celles qui concernent l’au-delà. N’est-il pas temps alors, si nous voulons supprimer les conflits, de retirer leur pouvoir temporel à toutes les idoles ? Après la séparation de l’Église et de l’État, revendiquons la séparation de la politique et de l’État.
Alors l’État ne sera plus qu’une forme vide et transitoire. Alors chacun sera libre d’aller son chemin, regroupé selon ses affinités, les socialistes avec les socialistes, les fidèles d’une religion entre eux, les membres de telle ou telle ethnie dans leur communauté… et beaucoup connaissent cette chance d’avoir des appartenances multiples et de pouvoir s’engager dans plusieurs sociétés à la fois. La multiplicité des projets participe aussi d’une saine gestion des risques, suivant la consigne de prudence : « Ne mettons pas tous les œufs du futur dans le même panier ». Si l’avenir du monde devait être conçu dans quelques crânes chauves d’experts nommés par une poignée de gouvernements (ou pire encore, dépendants d’un gouvernement mondial), le résultat serait un triste et dangereux rétrécissement des capacités inventives de notre humanité.
… et sans chercher le pouvoir
Il faut cesser de penser la politique en termes de prise de pouvoir. Le pouvoir n’est pas un lieu qu’il suffirait d’occuper. Le pouvoir est dans nos têtes. Il est cette voix qui susurre : « Tu ne peux pas vivre loin du berger, c’est lui qui te soigne, te protège, te mène aux bons pâturages ; tout ce qu’il te demande est de renoncer à ta puissance. Il ne peut pas faire que tu sois riche, entreprenant et fort, mais il peut faire que les autres ne le soient pas. Il ne peut pas assouvir tes désirs, mais il peut frustrer ceux des autres. Ainsi le troupeau garde son unité, ainsi personne ne connaît la souffrance de la réussite d’autrui ».
Pendant des milliers d’années, ce discours de l’idole exprimait la seule forme concevable de vivre-ensemble. Le système était simple : le pouvoir réglait les relations humaines, la violence tranchait les différends. Et peut-être l’idole avait-elle raison, et le régime politique d’État était-il une phase nécessaire de notre évolution. Il serait impossible aujourd’hui de nous libérer si tous les repères que l’idole nous avait fournis n’étaient pas en train de changer. Les technologies de l’information décentralisent les prises de décision. L’économie ne se déploie plus à l’échelle des États. La politique et sa violence deviennent inadaptées. C’est désormais par l’éveil des consciences et l’action au sein d’associations transnationales que se poursuit l’évolution.[13]
Augmenter sa puissance veut dire qu’on n’a plus besoin de ceux qui nous représentent et parlent à notre place.[14] Dans le lent mouvement humain d’arrachement à l’animalité et de progression vers le spirituel, le modèle dominant d’organisation politique démocrate sociale est complètement dépassé. La démocratie nous offre un univers rabougri de calculs politiciens et de passions chétives, où le pragmatisme fait taire l’intégrité, où le vrai, le beau et le bien sont fonction des sondages. C’est la vie-défaite.
Nous sommes impuissants devant la bureaucratie démocrate sociale qui contrôle tous les aspects de notre quotidien. Elle nous alloue un tout petit champ d’initiative, cependant : l’économie. L’économie a même augmenté son autonomie ces dernières années tandis que les filets de la bureaucratie se resserraient ailleurs. Contrairement à leurs frères soviétiques, les hommes de l’État démocrate social ont compris que puisqu’ils avaient le pouvoir de confisquer la richesse, autant qu’elle soit créée, et le plus abondamment possible. A une société d’esclaves, ils ont substitué une société de contribuables. Comme elle reste le seul lieu d’expression de notre puissance, la sphère de l’économie a enflé démesurément. Elle attire de plus en plus de jeunes, et les meilleurs, parce qu’ils s’y placent à la pointe de la sélection. Le feedback de leur action est rapide. Alors que la procédure bureaucratique est ingrate et voleuse d’énergie, le marché nous renseigne aussitôt sur la pertinence de nos initiatives.
Si le consentement est la nouvelle norme de l’évolution, il est normal que ceux qui en sont les vecteurs se retrouvent dans les activités où le consentement est la règle, mais le consentement n’est pas le seul critère de sélection utilisé par l’économie. Le profit en est un autre. Les gauchistes sur ce point ont parfaitement raison : Il n’est pas bon que les seules activités qui échappent à la violence soient celles de l’économie marchande. Nous devons arracher aux hommes de l’État d’autres secteurs où déployer notre esprit d’entreprise.
Des repères pour agir
Ayant posé le diagnostic, que pouvons-nous faire ? Comment nous libérer ?
Je suggère cinq voies vers la libération, et il y en a beaucoup d’autres.
D’abord, cessons d’avoir peur. La peur rassemble le troupeau derrière ses bergers, mais dans une société planétaire, où sont les prédateurs ? La stratégie du troupeau ne fonctionne que contre un ennemi extérieur. Il faudrait aujourd’hui qu’il débarque d’une autre galaxie. La mondialisation est l’évidence qu’il n’existe plus d’ennemi extérieur. Comme les prédateurs ne peuvent se situer nulle part ailleurs que parmi nous, la vie en troupeau serré et homogène nous rend plus vulnérable. Les dangers actuels, à en croire les gouvernements, sont le crime organisé et le terrorisme. La réponse appropriée est la décentralisation, la dispersion infinie des centres de décision, seul moyen d’éliminer la corruption et d’éviter qu’un centre important de pouvoir ne devienne la courroie de transmission du crime. Qui peut nous garantir que le berger n’est pas l’ennemi ?
Ensuite, approfondissons notre réflexion. Si le consentement est bien le critère de sélection de l’évolution consciente, notre révolution n’a pas de Bastille à prendre, ni de Palais d’Hiver. Notre aventure n’est pas sur les barricades, elle est d’abord intérieure. Ses cocktails Molotov sont le silence, la méditation, l’étude. La nouvelle militance commence par décrasser l’esprit de tous les conditionnements, de l’insignifiance télévisuelle, du prêt-à-penser, des idéologies de résignation … La force de l’État est avant tout qu’il existe. Nos propositions de sociétés « plus justes » et « plus libres » ont la faiblesse de toutes les constructions théoriques, et si elles sont séduisantes pour beaucoup de gens, elle apparaîtront toujours moins sérieuses et réalisables que l’organisation étatique actuelle. Il faut donc convaincre autrui que personne n’est perdant à délaisser l’État. N’hésitons pas à infiltrer tous les groupes, y compris sur Internet, où nous pouvons démasquer le discours défaitiste de l’idole et faire prendre conscience aux gens de leur propre puissance. [15]
Ceux qui n’ont jamais reçu d’aide de leur entourage n’imaginent même pas qu’elle puisse leur être apportée. Ils deviennent la clientèle idéale pour les « sauveurs » politiques. La peur du chômage, de la misère et de leur propre liberté, les fait se tourner vers le premier tribun venu. Mais lorsqu’ils ont vu des gens autour d’eux réussir des actions concrètes d’entraide, ils découvrent qu’ils peuvent venir à bout eux-mêmes de leur détresse et de celle des autres. Ils comprennent que quand l’État se retire, ce sont eux qui avancent. Ce jour-là, ils n’ont plus besoin des hommes de l’État.
Alors pour poser un acte concret de libération et de justice, je suggère aux libertariens d’adopter un ou deux projets d’aide aux plus démunis. Nous pourrions monter tous ensemble une action en faveur des réfugiés, ou des victimes de persécution, peu importe. L’objectif est double : il est de témoigner que la liberté n’est pas seulement celle de gagner de l’argent, et il est de montrer que les plus démunis n’ont rien à perdre dans une société sans État.
La cinquième voie vers la libération est l’action directe. Elle est la plus radicale. Elle vise la bête au ventre. Elle consiste à assécher ses ressources. Le pouvoir aujourd’hui ne se légitime plus par la « grandeur du pays », la « défense de la civilisation », ni quelque noble idéal, mais par la redistribution de l’argent. Cessons de le lui apporter. La seule fonction de l’État démocrate social est de voler Pierre pour donner à Paul. Occupons-nous de Paul nous-mêmes, et envoyons au diable les hommes de l’État. Délocalisons nos revenus. Rusons avec le fisc. Multiplions les termites fiscaux qui rongent les pieds de l’idole. Déculpabilisons les riches et les chefs d’entreprise, qui hésitent encore à défiscaliser leur activité. Montrons leur que le civisme est l’appellation politiquement correcte de la collaboration avec l’arbitraire. La rébellion fiscale est la seule fronde efficace des opprimés face au pouvoir.
L’idole n’en craint pas d’autre. Elle est devenue tolérante avec les manifestations de rue. Elle est si sûre de l’emprise qu’elle exerce sur les esprits qu’elle respecte la liberté d’opinion, elle admet toutes les critiques. Elle est même indulgente avec les casseurs et les déserteurs de l’armée. Mais elle se montre impitoyable avec la défiscalisation. Voilà la seule rébellion qui la menace vraiment. L’État ne peut pas survivre s’il ne peut plus voler.
Envoi
Comme toute désintoxication, le sevrage de notre dépendance à l’État doit être total et sans compromis. A moins d’éradiquer le pouvoir, il ressurgira toujours. Mille ans de révolutions échouées l’attestent. On ne peut pas dans ce domaine faire confiance à l’homéopathie, le mal n’arrête pas le mal, ni la guerre la guerre, ni le pouvoir le pouvoir. Le délicat équilibre constitutionnel inventé au 18ème siècle est bien trop précaire pour n’être pas dangereux. A l’époque, la différence de moyens matériels entre les hommes de l’État et le simple citoyen n’était pas grande, ils étaient à armes égales. Nous sommes face aujourd’hui à des gens qui possèdent un arsenal nucléaire, des moyens électroniques de surveillance sur tous les continents, et un appareil répressif administratif et judiciaire, qui font que si l’équilibre constitutionnel est rompu, il ne pourra plus jamais être rattrapé. Dans l’arène politique moderne, la chute est sans filet.
En rendant des pans entiers de l’économie à la sphère du consentement, les hommes de l’État ont apporté eux-mêmes la réponse à une question constamment posée aux premiers avocats de la liberté : Qui fera que les trains roulent à l’heure ? que les magasins soient approvisionnés… ? La privatisation démontre que les services publics peuvent fonctionner hors de l’État. En même temps, les obsolètes politiques d’indépendance nationale aboutissent à des échecs si spectaculaires dans le domaine industriel, et récemment dans le domaine agricole, qu’elles font accepter même aux plus conservateurs l’interdépendance de tous les êtres humains sur la planète.
Mais s’il est acquis désormais que nous pouvons acheter une automobile ou un téléviseur sans que notre pays ait la taille suffisante pour les fabriquer lui-même, cela témoigne que des micro-pays, des entités qui ne seraient plus politiques, peuvent coexister dans la prospérité, affranchis des vieilles notions de territoire et de souveraineté nationale. Après tout, la Bible pendant deux mille ans fut une « patrie portative ».[17] Les rapports entre les individus peuvent cesser d’être ceux de la citoyenneté. Le statut de citoyen nous a avilis moralement en réduisant le lien social à des manœuvres de conquête de pouvoir et de légalisation du vol. Il est temps de refonder nos sociétés sur le consentement.
Dans les sociétés de consentement, la limitation du pouvoir est la démission des membres. Peu importe alors que le pouvoir soit autoritaire, religieux, monarchique, démocratique… Si un sujet ne se reconnaît plus dans la société, il s’en retire, et le pouvoir ne peut plus rien contre lui. C’est la fin de la politique. Les sociétés humaines, aujourd’hui si froides et administratives, peuvent alors se reconstruire selon d’autres liens, ceux de l’amitié et de l’intérêt, de la générosité et de la fête.[18]
Nous avons répondu aux deux questions que pose la politique à nos contemporains, la justice sociale et l’environnement, en montrant que la réponse n’est justement pas d’ordre politique.
Il n’est pas d’autres relations justes socialement et respectueuses de l’environnement que celles que nous établissons dans nos cercles
de co-responsabilité. Si aucun de nous ne viole le Droit, qui pourrait se trouver victime d’une injustice ? Si aucun de nous ne tolère la pollution du cercle sacré de sa relation avec la
nature, comment la planète pourrait-elle être abîmée ?[19]
[12] Ou si l’on préfère, la Grande Société devient cet ensemble transnational de projets et de pratiques, situé dans une trame unique qui est le Droit. Voir Faut-il obéir aux lois de son pays? sur le site de www.liberalia.com.
[13] « Transnational » ne signifie pas « supranational », et même s’y oppose.
[14] Voter démocratiquement, c’est réclamer du pouvoir. C’est annoncer aux autres qu’ils auront à se soumettre au programme de notre parti s’il gagne. Pourquoi cette agression ? S’il me plait d’obéir aux directives de mon parti, je le fais en union avec tous ses membres ; que les autres en fassent autant entre eux. L’autonomie consiste à dépasser la névrose infantile de toute puissance qui voudrait que seule ma volonté relayée par l’État ait le droit d’agir dans le monde.
[15] Se connecter avec sa puissance met hors sujet la question de la fin et des moyens de la libération. S’il existe une tension entre les deux, c’est que le problème reste posé en termes de pouvoir. La liberté et la justice ne sont pas une terre promise au-delà d’une errance révolutionnaire. Elles nous attendent ici et maintenant. En elles, la fin et les moyens se confondent. On n’atteint la liberté qu’en se libérant soi-même, on fonde une société juste en pratiquant soi-même la justice.
[16] Un premier groupe est composé en Europe des petits fonctionnaires, des bénéficiaires de quotas et de protections douanières, des agriculteurs et des artistes subventionnés… Nous ne leur devons rien. Ils n’ont pas hésité à faire appel à la violence de l’État, et ce n’est que bonne justice qu’ ils en deviennent les victimes.
[17] De mémoire, je crois que l’expression est de Heine.
[18] Seule la sortie des sociétés politiques permet le plein épanouissement de la conscience morale. Beaucoup de gens, dont la conscience est encore celle du troupeau, ne donneront pas aux pauvres si les autres n’y sont pas forcés, ils ne jeûneront pas pendant le Ramadan si les autres s’empiffrent avant le coucher du soleil. Mais ou bien l’ascèse favorise une réelle croissance spirituelle, et ceux qui la pratiquent continueront de le faire même si elle n’est pas obligatoire, ou bien elle est vécue comme une punition, et effectivement, il n’existe pas de raison pour que certains en soit dispensés ; mais la question est de savoir pourquoi maintenir une pratique que tout le monde considère comme une punition.
[19] Je rencontre la nature dans le dialogue que j’entretiens avec elle à travers la contemplation et le marché économique. Je rencontre l’humanité par mes amis, mes parents, et mes associés dans divers projets… Ce sont des cercles pleins de désirs et de chaleur, à l’opposé de l’ennuyeux modèle de « lien social », démocratique et anonyme.