Interrogations sur l’arme nucléaire à Paris et à Londres
Pour faire bonne figure en ces temps de réduction des arsenaux, voire de désarmement, on ne cesse de rappeler, à Paris, tout ce qui a été consenti ces dernières années : la fin des expérimentations en Polynésie, et la ratification du traité d’interdiction complète des essais nucléaires ; la fermeture du site de missiles du plateau d’Albion, ancienne composante sol de la dissuasion ; la réduction d’un tiers du nombre des sous-marins stratégiques, des vecteurs aériens, et de la moitié des ogives (1) ; ou encore le démantèlement des unités de production de matière fissile militaire de Marcoule et Pierrelatte.
Un rétrécissement opéré selon le principe dit de la « stricte suffisance ». Au-delà, Paris ne disposerait plus de la gamme de menaces ou répliques qui permettent de moduler la dissuasion. Au-dessous de quatre sous-marins sous-marin nucléaires lanceurs d’engin (SNLE), par exemple, on ne garantit plus la présence permanente d’une unité dans les grands fonds. Il y a un seuil également au-dessous duquel on ne peut descendre pour le nombre d’ogives.
La dissuasion nucléaire reste, dans la doctrine française, le socle majeur de la protection du pays : « la garantie ultime », « l’assurance-vie de la nation », même s’il n’y a plus de commode
ennemi tout désigné, comme au temps de l’Union soviétique. Une assurance qui mobilise cinq mille marins et aviateurs, et coûte 8 % du budget de la défense, soit 3,5 milliards d’euros par an –
investissement que l’ancien ministre de la défense M. Jean-Pierre Chevènement, auteur d’un rapport au Sénat en mars 2010, juge somme toute « limité (2) ».
Depuis une dizaine d’années, la modernisation des deux composantes a été engagée : entrée en service en 2009 des missiles ASMPA sur les Mirage-2000 et Rafale, avec de nouvelles têtes nucléaires
aéroportées ; installation des missiles intercontinentaux M51 à partir de cette année sur les SNLE de nouvelle génération, avec de nouvelles têtes nucléaires de type maritime. Une solution devra
encore être trouvée pour assurer le remplacement des avions-ravitailleurs KC 135-FR, en service dans l’armée de l’air française depuis plus de trente ans, et des sous-marins d’attaque,
indispensables pour assurer la sécurité des SNLE aux approches de la Bretagne.
Exclusivement défensive, et ne relevant « en rien des armes du champ de bataille », d’une « manœuvre militaire de théâtre », est-il rappelé dans le Livre blanc de 2008 , la « force de frappe » vise à protéger les « intérêts vitaux » du pays. Mais leur définition est à géométrie variable : à la traditionnelle menace sur le territoire, à la protection des populations, au libre exercice de la souveraineté nationale, le président Jacques Chirac avait ajouté – dans un discours en 2006 à l’île Longue, base des SNLE – « la garantie de nos approvisionnements stratégiques et la défense de pays alliés ». Ce qui peut mener loin…
Le président de l’époque y avait ajouté une dose de flexibilité : si le recours à l’arme nucléaire, en principe total et définitif, « n’est pas destiné à dissuader des terroristes fanatiques »,
les « dirigeants d’Etats ayant recours à des moyens terroristes contre nous, ou qui recourraient à des armes de destruction massive, doivent comprendre qu’ils s’exposeraient à une réponse ferme
et adaptée de notre part », et que « cette réponse peut être conventionnelle, mais aussi d’une autre nature ».
Mais, au moment où les Britanniques, toujours collés aux initiatives américaines et aux abois sur le plan financier, envisagent de diminuer à nouveau leur arsenal, et où les Allemands, les Néerlandais et quelques autres membres de l’OTAN comptent demander le retrait des armes nucléaires américaines entreposées sur leur sol, il va être délicat pour l’exécutif français de maintenir cette position inflexible (3), telle que formulée par exemple dans le Livre blanc : « Le niveau de ses forces (de dissuasion) ne dépendra pas de celui des autres acteurs dotés de l’arme nucléaire, mais seulement de la perception des risques et de l’analyse de l’efficacité de la dissuasion pour la protection de nos intérêts vitaux ». M. Bernard Kouchner, ministre français des Affaires étrangères a confirmé devant l’assemblée nationale, le 7 avril 2010, que Paris ne songeait pas à abandonner la dissuasion nucléaire, et a minimisé l’accord américano-russe START 2, dont la portée serait surtout « déclaratoire ».
La France, qui ne participe toujours pas au comité des plans nucléaires de l’OTAN, reste la seule puissance occidentale – avec les Etats-Unis, bien sûr – à maîtriser l’ensemble de la chaîne nucléaire : la conception des armes, la technologie des vecteurs, la mise en œuvre des systèmes, la maîtrise de la chaîne du combustible, etc. Et à procurer, en parallèle avec le Royaume-Uni (mais qui agit sous couvert de l’OTAN), un parapluie stratégique supplémentaire – et gratuit ! - à ses partenaires les plus proches, et par extension à l’ensemble des membres de l’Union européenne comme de l’OTAN.
L’Alliance atlantique reconnaît d’ailleurs depuis 1974 l’apport des forces nucléaires britannique et française à la dissuasion globale, qui a été rappelé dans le « concept stratégique » de l’OTAN
de 1999. « La dissuasion nucléaire française, assure le Livre blanc, contribue par sa seule existence à la sécurité de l’Europe. (…) Notre engagement pour la sécurité de nos partenaires européens
est l’expression d’une union toujours plus étroite, consacrée par le traité de Lisbonne ». Le texte reprend mot pour mot un autre passage du discours prononcé par le président Nicolas Sarkozy à
Cherbourg, le 21 mars 2008, pour son premier « cadrage » de la dissuasion depuis son élection l’année précédente : « La France propose à ses partenaires européens qui le souhaiteraient un
dialogue sur le rôle de la dissuasion et sa contribution à la sécurité commune. »
Une force de dissuasion franco-britannique ?
Une offre qui – à l’exception d’une concertation engagée avec Londres - n’a pas été saisie. Une éventuelle renonciation de Londres à sa force de frappe, pour des raisons budgétaires et
technologiques, ferait de Paris, qui se sent déjà assiégé, la cible privilégiée des « abolitionnistes » européens... et américains, qui souhaitent faire de l’Europe une zone dénucléarisée.
Devançant ces interrogations, la France avait évoqué, dès 2008, l’idée d’une force de dissuasion conjointe franco-britannique, qui diviserait théoriquement le fardeau par deux : une perspective
d’autant plus alléchante que les Français, tout comme les Britanniques, vont devoir mobiliser des crédits pour le renouvellement d’une partie de leurs grands armements conventionnels.
« Avec le Royaume-Uni, nous avons pris une décision majeure, avait indiqué le président Sarkozy dans son discours à l’arsenal de Cherbourg ; nous avons constaté qu’il n’y avait pas de situation dans laquelle les intérêts vitaux de l’un seraient menacés sans que les intérêts de l’autre le soient aussi. » Et, dans le cadre d’une discussion sur un « partage plus large des tâches de défense », en mars 2010 à Londres, entre le président français et le premier ministre britannique, l’idée d’une mutualisation des SNLE a été à nouveau avancée : il s’agirait d’assurer à tour de rôle la permanence à la mer, avec maintien d’au moins un SNLE « européen » en mission dans les profondeurs à tout moment.
Apparemment séduisante, cette éventuelle mise en commun bute sur des questions de souveraineté : un partage des missions et cibles impliquerait une entente stratégique parfaite (et non plus
simplement cordiale...), ainsi que des procédures de décision du recours au feu nucléaire dûment codifiées, organisées en complète coopération, avec un risque d’alourdissement de ces procédures,
voire de mésentente au cas par cas.
Il est probable que les choses n’iront pas si loin. « Chacun tient à l’indépendance de son pouvoir de dissuasion nucléaire », avait rappelé à cette occasion le premier ministre britannique (4).
Autre limitation : la force océanique britannique, qui assure seule la dissuasion (5), est largement tributaire des Etats-Unis, qui fournissent notamment les missiles balistiques Trident,
porteurs des têtes nucléaires (que Washington songe à remplacer) et assurent la maintenance des SNLE de la Royal Navy (6). En outre, deux des quatre « clés de sécurité », dans la séquence de
déclenchement du feu nucléaire britannique, sont… américaines. Mais il subsiste des possibilités d’échanges entre les deux nations « nucléaires » de l’Union européenne : répartition des zones de
patrouille, mise en commun de certaines techniques et moyens de maintenance, information mutuelle, etc.
Contraint de rogner sur tous les programmes, le gouvernement britannique se propose, à une échéance de quinze ou vingt ans, de remplacer ses quatre SNLE actuels de la classe Vanguard par
seulement trois unités d’un nouveau modèle : la Royal Navy ne pourra donc plus assurer une veille absolument permanente à la mer. Le Livre vert publié le 3 février 2010 par le ministère
britannique de la défense, axé sur « l’adaptabilité » de l’outil de défense, explique que le Royaume-Uni est partisan d’un désarmement nucléaire multilatéral, mais se doit cependant de lancer
prochainement le processus de remplacement ou de remise à niveau de ses sous-marins, sous peine de devoir renoncer complètement à sa force de frappe d’ici une quinzaine d’années.
Ces derniers mois, Londres a semblé moins ferme dans son opposition idéologique à la politique de défense de l’Union européenne (qu’il jugeait dirigée contre l’OTAN) : un effet peut-être de la
relative mise au pas du trublion français (qui a réintégré l’an dernier le commandement militaire de l’Alliance, après une brouille de quarante-trois ans) ; ou d’une crainte de se retrouver isolé
sur la scène européenne, à l’heure où le traité de Lisbonne ouvre entre les Vingt-Sept des voies nouvelles de coopération militaire, qui commencent même à intéresser la « nouvelle Europe » de
l’Est. Londres se console avec pragmatisme en affirmant dans son Livre vert (7) qu’« un rôle robuste de l’Union européenne dans la résolution des crises renforcera de fait l’OTAN », et que, pour
le Royaume-Uni, « jouer un rôle leader au cœur de l’Europe raffermira notre relation avec les Etats-Unis ».
Philippe Leymarie.
Source: Le Monde Diplomatique 29 avril 2010