La génération désenchantée
Les baby-boomers, enivrés par la philosophie soixante-huitarde, ne lèguent à leurs enfants que des dettes et un avenir incertain. Bernard Spitz, dans « Le papy-krach » (Grasset), dénonce cette lâcheté historique.
Bienvenue dans un monde déglingué. Dette abyssale, déficit colossal des retraites, système de sécurité sociale au bord de l'implosion. Voilà ce que les baby-boomers vont laisser à leurs enfants en héritage. Sans réformes profondes, nous courons au « papy-krach », dénonce Bernard Spitz, 47 ans, dans un essai qui paraît le 3 octobre chez Grasset. Pour cet intellectuel (Essec et Ena), maître des requêtes au Conseil d'Etat, ex-conseiller de Michel Rocard et désormais à la tête de sa société de conseil aux entreprises, BS Conseil, « les jeunes devront payer et plutôt deux fois qu'une ». Car, avec le plus effarant des cynismes, leurs parents - « les livres de Françoise Dolto dans une main et la matraque des prélèvements dans l'autre » - leur préparent un monde impitoyable. L'heure de la révolte a-t-elle sonné ? « Nos enfants nous haïront », pronostiquent Denis Jeambar et Jacqueline Remy aux éditions du Seuil. Bernard Spitz va plus loin. Il appelle les jeunes à prendre leur destin en main. Ils devront, selon lui, s'inscrire massivement sur les listes électorales, s'impliquer dans les partis et pousser aux réformes qui permettront de partager l'effort entre générations. Et d'éviter peut-être le « papy-krach » !
de Béatrice Peyrani
Extraits
« Les jeunes ont donc un pouvoir considérable. Leur drame, c'est qu'ils ne savent pas s'en servir ; ou plus exactement qu'ils ne s'en sont jamais servis pour mener les vrais combats dont leur avenir dépend. Leur force de mobilisation a servi à d'autres. Et pendant ce temps, pendant qu'ils dilapidaient leur capital d'influence et de pression sur l'opinion publique et les élites dirigeantes, une immense conspiration s'organisait à leurs dépens.
Depuis trente ans, ils ont été trompés, bernés, manipulés, instrumentalisés. Les troupes du baby-boom de l'après-guerre partent progressivement à la retraite, laissant derrière elles une situation sans précédent : pour la première fois de l'histoire en temps de paix, une génération aura vécu à crédit sur la génération suivante, en reportant sur elle la charge de la dette et le poids de l'ajustement. Lycéens, étudiants, apprentis, chômeurs, jeunes actifs, jeunes parents, aucun n'y échappera.
Le scénario était pourtant écrit d'avance. Il se résume en un mot : démographie. Les étudiants d'avant la crise du pétrole, les derniers enfants des Trente Glorieuses, les vieux quadras et les jeunes quinquas d'aujourd'hui entendaient parler déjà au début des années 70 du futur « retournement de 2005 ». C'est-à-dire du moment où les générations abondantes de l'après-guerre - les baby-boomers - quitteraient le marché du travail pour partir à la retraite et seraient remplacées par des générations réduites, en raison du recul du nombre des naissances et d'un allongement de la durée des études.
L'équation ainsi posée il y a trente ans avait une réponse simple, en forme de carré magique. Il fallait faire quatre choses : un, faire preuve de la plus grande prudence en matière de départ à la retraite pour ne pas amplifier le choc démographique tout en assurant des réserves financières en vue du retournement ; deux, responsabiliser les acteurs du système de santé pour freiner ses dépenses ; trois, fluidifier le marché du travail pour éviter que la jeune population active soit amputée d'une partie de chômeurs ; quatre, investir dans l'éducation et la recherche pour assurer aux jeunes actifs les qualifications nécessaires. C'est simple, on a fait exactement le contraire.
Résultat : l'impact du retournement démographique sur le marché du travail a été aggravé par l'avancement de l'âge du départ à la retraite à 60 ans. Le régime par répartition de la sécurité sociale a vu ses déficits s'accroître mécaniquement au fil des ans, en dépit des plans d'économies successifs. Les fonds de capitalisation destinés à passer l'obstacle des retraites ont été dilapidés d'avance pour financer le clientélisme morbide des générations Mitterrand ou Chirac réclamant leur cagnotte à la moindre embellie des comptes publics, comme Harpagon parlant de sa cassette.
L'ascenseur social est en panne. En 2004, 60 % des Français qui se déclaraient optimistes pour leur propre avenir ne l'étaient qu'à 34 % pour l'avenir de leurs enfants. En réaction, on assiste à des stratégies de lutte antidéclassement qui aboutissent aux situations décrites par Eric Maurin dans « L'égalité des possibles » : les stratégies de choix des établissements scolaires sont à cet égard sans ambiguïtés, chacun cherchant à fuir la catégorie sociale inférieure dont la fréquentation pourrait provoquer le déclassement de ses propres enfants.
Il en va de même pour le choix des logements, du fait du lien entre le prix du logement et la proximité avec une école de qualité. La carte scolaire renforce ces inégalités puisque les meilleurs établissements sont souvent dans les quartiers les plus chers, réservant l'élite de l'éducation à l'élite des revenus. A l'autre bout de l'échelle sociale, dans les familles les plus défavorisées, dès les premières années de la vie s'inscrivent des écarts qui se retrouveront amplifiés à l'école et dans la vie active. Eric Maurin rappelle que les adolescents qui vivent dans des logements où il y a plus d'une personne par pièce souffrent deux fois plus souvent de retard scolaire que les autres.
Les débats politiques qu'on affectionne en France sont placés trop souvent sur le terrain des principes, rarement sur celui des contraintes du monde réel. La question n'est pas de savoir si nous préférerions travailler moins et gagner plus, ou avoir accès aux techniques médicales les plus modernes. La réponse va de soi. Chaque individu recherche toujours le maximum de protection contre la maladie, la violence, la perte d'emploi, les risques d'accident... Le devoir de l'Etat moderne est de les lui assurer, par une redistribution équitable des revenus et la fourniture de services publics assurant l'égalité entre les citoyens.
Telle est la feuille de route. Mais quand les besoins sont infinis, les ressources limitées, et que notre pays veut rester dans la zone euro, tout n'est pas
possible. Il faut faire des choix, ce que les hommes politiques appellent des « arbitrages ». Dépenser moins, autrement et mieux. Et prélever. Pas forcément moins ; mais, aussi, autrement et
mieux.
Ce qui pose la question du partage de l'effort à venir entre générations, quand fiscalité et protection sociale constituent une clé de concurrence entre nations, notamment dans la zone euro. Trop d'écart entre nos prélèvements et ceux de l'Union entraînerait une fuite des fortunes établies mais aussi des jeunes salariés et des jeunes créateurs à fort potentiel, qui seraient autant de richesses perdues pour notre pays.
Les trois piliers du papy-krach sont la dette, les dépenses de santé et le financement des retraites. Trente ans de renoncement et de lâchetés font qu'aucun des trois n'a été
convenablement traité. Le papy-krach n'est pas seulement une faute morale. C'est aussi une hérésie économique et sociale. Les jeunes paieront, c'est inévitable. Mais chacun, toutes générations
confondues, devra mettre la main à la poche. Pourquoi les jeunes ont-ils si mal défendu leurs intérêts ? On peut risquer quelques hypothèses : la peur de l'avenir d'abord, qui paralyse les
initiatives et encourage le conservatisme. La confiscation du pouvoir par des dirigeants - voire des leaders étudiants - plus âgés, avec un autre agenda en tête, notamment des ambitions
politiques : beaucoup de carrières, notamment au PS, se sont lancées ainsi. L'emprise des médias qui transforme le débat public en sphère du divertissement peut également être avancée. Ainsi
que la facilité qui consiste à affirmer son existence en disant non, en s'opposant par principe.
Toutefois, la « génération désenchantée » chère à Mylène Farmer ne se manifeste pas que « contre ». Et si pour elle la vie est ailleurs, elle l'est notamment dans les mouvements
humanitaires, dans la défense de l'écologie, les droits de l'homme, la lutte contre la pauvreté et le sous-développement. En ce sens, si le krach de 1929 a vu l'effondrement des marchés
financiers, le papy-krach est porteur d'un risque bien supérieur à une dépression économique : celui d'une rupture du contrat social et moral qui assure le lien entre toutes les
générations.
D'où l'importance de l'échéance de 2007 : non seulement parce que pour la première fois depuis trente ans les candidats probables seront des quinquas et non des quasi-septuagénaires, chez qui les jeunes pourront trouver des représentants plus proches de leurs préoccupations ; mais parce que ce sera pour eux la dernière chance d'imposer - à la gauche comme à la droite - un contrat politique avec le pays. »